Tribune
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Published on 17 May 2013

Comment expliquer la violence de l'antisémitisme?

 

Par Pierre-André Taguieff, philosophe, politologue et historien des idées

 

Violences et modes de rationalisation

 

Ce qu'il est convenu d'appeler d'une façon générale l'"antisémitisme" -improprement- ou la "judéophobie" pourrait être défini simplement, du point de vue des victimes, comme l'ensemble des violences subies par les Juifs dans l'Histoire. Mais l'existence de victimes juives implique celle de leurs agresseurs ou de leurs "bourreaux", dont les motivations et les actes peuvent être qualifiés, toujours aussi improprement, d'"antisémites" - car ce ne sont pas "les Sémites" qui sont visés par les "antisémites", mais bien "les Juifs".

 

Les acteurs "antisémites" se caractérisent par ce qu'ils croient, ce qu'ils perçoivent et ce qu'ils font. Leur "antisémitisme" est identifiable à plusieurs niveaux: ceux, respectivement, des préjugés et des stéréotypes, des pratiques ou des conduites (individuelles ou collectives), des fonctionnements institutionnels, des modes de pensée, des idéologies ou des visions du monde. Aussi faut-il inclure dans l'extension du terme "antisémitisme", ou plus exactement dans celle du terme "judéophobie", les attitudes (opinions et croyances) et les comportements des divers responsables des actes de violence visant spécifiquement le peuple juif: concepteurs, décideurs, organisateurs, exécuteurs. Sans oublier les témoins, qui peuvent se rendre complices des acteurs antijuifs, par complaisance ou indifférence.

 

Ces violences sont polymorphes, et leur intensité varie: elles vont des menaces et des injures aux attaques meurtrières, en passant par divers modes d'exclusion sociale. Elles mêlent donc l'agression physique, la ségrégation, le traitement discriminatoire et la stigmatisation - c'est-à-dire l'exclusion symbolique: entre l'injure et la menace. Dans les multiples formes de mise à l'écart visant les Juifs, la violence physique, la coercition sociale et la violence symbolique entrent en composition selon des proportions variables. On peut ainsi ordonner les diverses manières de faire violence aux Juifs selon leur radicalité croissante: stigmatisation permanente, conversion (ou assimilation) forcée, discrimination (inégalités de traitement), ségrégation (mise à l'écart, séparation contrainte), expulsion de masse, agression physique (pogrome, acte terroriste), extermination de masse (judéocide nazi, ou Shoah).

 

Les menaces et les injures, fondées sur des préjugés et des stéréotypes (les Juifs sont "cupides", "rapaces", dotés d'un "esprit de clan", d'un "esprit subversif" ou "dissolvant", etc.), des thèmes d'accusation et des rumeurs malveillantes, accompagnent chacun de ces moments de la violence antijuive. Il en va de même pour les théorisations de ces violences, les grands récits antijuifs: ces derniers, longtemps structurés par des représentations d'ordre théologique (les Juifs "déicides", meurtriers rituels, profanateurs), ont pris dans la période moderne la forme de constructions idéologiques ou de visions du monde centrées sur un certain nombre d'accusations (parasitisme social, cosmopolitisme, conspiration pour la domination du monde).

 

La double fonction de ces grands récits est de légitimer les violences antijuives par différentes formes de rationalisation (théologique, politique, "scientifique") tout en mobilisant les masses contre les Juifs, donc en entretenant ou en stimulant leur haine ou leur crainte à l'égard de ce peuple jugé à la fois "étranger" par nature (inconvertible, "inassimilable") et intrinsèquement hostile et corrupteur ("fils du Diable", "bête de proie", "ferment de décomposition").

 

On retrouve ainsi, interprétée d'une façon variable selon les contextes sociohistoriques, l'une des plus anciennes accusations visant les Juifs, présente dans le monde antique: l'accusation de "haine du genre humain". Interprétée dans l'Antiquité comme expression d'un exclusivisme ou d'un séparatisme déplorables, puis d'une "xénophobie" ou d'un ethnocentrisme propre au peuple juif ("ils se tiennent entre eux", "ils nous méprisent et nous haïssent"), s'accompagnant d'une volonté de "domination" ("l'impérialisme juif"), la "haine du genre humain" sera mise au goût du jour par la propagande "antisioniste" durant le dernier tiers du XXe siècle, lorsque "le sionisme" sera condamné comme une "forme de racisme et de discrimination raciale", selon la formule de la Résolution 3370 adoptée le 10 novembre 1975 par l'Assemblée générale de l'ONU (Lewis, 1985, p. 219-233), qui sera abrogée cependant le 16 décembre 1991 (Taguieff, 2010, p. 156-157). C'est au nom de l'antiracisme que s'opère désormais la diabolisation des Juifs en tant que "sionistes". Le stéréotype du "Juif raciste" est venu s'ajouter au stock des stéréotypes antijuifs disponibles.

 

Dans l'histoire des idéologies antijuives en Europe, les rationalisations théologico-religieuses ont été dominantes du IVe siècle apr. J.-C. au "Siècle des Lumières", moment où les rationalisations naturalistes, se réclamant du savoir scientifique, commencèrent à jouer un rôle important qui, au cours du XIXe siècle positiviste et scientiste, deviendra majeur. Mais le "siècle du Progrès" fut aussi celui de l'émancipation des Juifs, dans un contexte où triomphait le principe nationaliste, impliquant l'imposition de la norme d'homogénéité, donc l'éradication des "particularismes". Ce qui a placé les Juifs devant une alternative tragique: cesser d'être juifs en se fondant sans réserve dans la nation d'accueil (logique de l'assimilation totale ou de la "départicularisation" radicale) ou quitter le territoire national (émigration forcée) - sauf à accepter la discrimination et l'exclusion sociale.

 

En outre, du fait que s'affirmait, parallèlement à l'installation des normes nationalistes, le principe raciste qui transformait le peuple juif en une "race" inassimilable et dangereuse, les Juifs furent enfermés dans un double bind: ils ne pouvaient satisfaire en même temps l'exigence nationaliste d'assimilation et l'exigence raciste de séparation/expulsion, répondre aux impératifs contradictoires d'assimilation et d'émigration. Face à la "question juive" ainsi posée, un certain nombre de Juifs d'Europe ont cru trouver dans le nationalisme juif, le sionisme, une "solution" permettant d'échapper à l'alternative de l'assimilation et de l'expulsion. Mais, par un paradoxe tragique, lorsque le projet sioniste prit corps et que l'État d'Israël fut créé, la plupart des vieilles accusations antijuives réapparurent sous de nouvelles formes.

 

Au cœur du grand récit "antisioniste", on rencontre une représentation polémique ordinairement désignée par l'oxymore "sionisme mondial". On reprochait contradictoirement aux Juifs d'être trop "communautaires" et trop "nomades", trop "séparés" et trop "cosmopolites" ou "mélangés". Et, simultanément, d'être trop secrets et trop visibles (voire ostentatoires). Le discours "antisioniste" réunit les griefs contradictoires en stigmatisant le "sionisme mondial": aux Juifs qui sont dits ou se disent "sionistes", il est désormais reproché d'être nationalistes et "mondialisés" (on disait naguère "internationalistes" ou "cosmopolites"), ce qui nourrit l'accusation de "double allégeance" visant les Juifs de la Diaspora.

 

Dans cette vision de style paranoïaque, Israël est perçu comme la face visible de l'iceberg. Dans la propagande "antisioniste", le "sionisme" est ainsi fantasmé comme une puissance mondiale d'autant plus redoutable qu'elle serait largement occulte, nouvelle incarnation du "péril juif".

 

Extrait de l'article "Antisémitisme" du Dictionnaire Historique et Critique du Racisme, sous la direction de Pierre-André Taguieff.