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Publié le 10 Février 2021

France - "L’islamo-gauchisme" face aux "réactionnaires de gauche"

Pour Véronique Taquin, professeure et essayiste, la dérive racialiste d’une partie de la gauche fait peser une menace sur la paix sociale.

Publié le 9 février dans Le Point

Certains se sont offusqués, en juin dernier, quand Emmanuel Macron a reproché au monde universitaire d'« encourager l'ethnicisation de la question sociale », autrement dit de faire de la pauvreté ce qu'elle n'est pas, une question d'ethnie, manière polie de parler de la « race ». Quels cris d'orfraie lorsque Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Éducation nationale, a osé mettre en cause « des courants islamo-gauchistes très puissants dans les secteurs de l'enseignement supérieur qui commettent des dégâts sur les esprits » ! Cette dernière déclaration suivait de peu l'assassinat, le 16 octobre 2020, d'un professeur, Samuel Paty, par un terroriste islamiste qu'une certaine gauche intellectuelle se refusait à désigner comme tel : victimisation des bourreaux oblige… hélas, ces responsables politiques touchaient juste.

Quel que soit le jugement que chacun portera sur la politique conduite à l'Éducation nationale, quel motif supérieur pourrait bien interdire de donner acte au ministre de son franc-parler sur une question cruciale, objet d'une omerta de plus en plus dangereuse ? Quel motif supérieur, pour excuser des syndicats étudiants qui laissent des délégués se vautrer publiquement dans la haine raciale ? Quel motif supérieur, pour excuser l'orientation d'un parti vers un clientélisme électoral qui exploite des « identités » raciales et religieuses ?

Certains syndicalistes enseignants ont voulu voir dans les déclarations du ministre une habileté de sa part. Mais une stratégie syndicale peut-elle se réduire d'elle-même à des opérations de « communication », au lieu de juger une politique mesure par mesure ? Plus grave, certains responsables syndicaux ont voulu voir dans « l'islamo-gauchisme » une invention de « la droite », plus largement des « réactionnaires ». Et si d'aventure les « réactionnaires » s'avéraient « de gauche », pourquoi ne pas prétendre néanmoins qu'ils sont réductibles à « l'extrême droite » ?

Décoloniser la République

En réalité, le terme « islamo-gauchisme » a été introduit par Pierre-André Taguieff pour désigner des rapprochements militants, constatés dans les années 1990 et 2000, entre des groupes d'extrême gauche et diverses utilisations politiques de l'islam. Ces rapprochements sont confirmés, et la nébuleuse des mobilisations contestataires se complique aujourd'hui de thèmes prétendument « décoloniaux » et « intersectionnels » : la France serait encore coloniale, il faudrait décoloniser la République, la culture, la science, etc., et chacun devrait se voir défini par une race, une religion, un sexe, une orientation sexuelle, une classe, etc., afin de trouver sa juste place dans la hiérarchie des victimes. Les questions d'interprétation restent ouvertes face à cette explosion d'identitarismes.

S'agit-il d'une névrose de la culpabilité « blanche » nourrissant la nouvelle religion politique qu'est le décolonialisme, venue à la suite du nazisme et du communisme ? Ou bien tout se réduit-il platement à un opportunisme ? Sans exclure la première explication, qui s'applique au plus grand nombre, parions que la deuxième s'appliquerait aux profiteurs de la tendance, apparatchiks de partis et de syndicats, ou bien ambitieux qui se promeuvent dans le monde intellectuel en faisant miroiter cette nouvelle religion politique. Névrose de culpabilité, goût banal d'une bonne conscience sans frais, et désormais intimidation : les ressorts ne manquent pas.

Lorsque Jean-Michel Blanquer évoque « l'islamo-gauchisme », la question n'est pas de savoir si des « islamo-gauchistes » auraient armé le bras des terroristes, comme l'assassin de Samuel Paty avec ses complices a été armé par certains idéologues : cette question de responsabilité juridique relève des tribunaux, qui s'en occupent. Par contre, il importe de comprendre les effets sociaux d'un endoctrinement idéologique nuisible qui sème pour l'avenir, à tous les niveaux de l'enseignement, du primaire au supérieur.

Détruire la laïcité

Cautionnée par Judith Butler, grande prêtresse étasunienne des « études de genre », du décolonialisme et de l'intersectionnalité, la doctrine de l'universitaire islamiste pakistano-étatsunien Talal Asad se répand dans l'enseignement supérieur : celle-ci vise à « déconstruire » la laïcité dans ses versions française et anglo-saxonne. C'est ce qui conforte le militantisme antirépublicain de ceux qui voudraient refaire la démocratie française, pour la conformer au modèle états-unien de l'association de communautés : comme si c'était une solution, malgré le désastre des rapports raciaux constatés aujourd'hui dans ce pays dont l'histoire n'est pas la nôtre. Sur le ton trompeur de la sollicitude, cette opinion antirépublicaine se répand chez des universitaires « engagés » comme Sandra Laugier. On la voit engagée dans la bataille pour la « décolonisation » de la laïcité. C'est ainsi qu'elle apparaît aux côtés de Talal Asad dans le n° 59 de Multitudes, 2015, dans un dossier intitulé « Décoloniser la laïcité ». Sa tribune du 8 décembre 2020 dans Libération (« Loi sur le séparatisme : les forcenés de la République ») atteint de rares niveaux d'agressivité antirépublicaine.

La « déconstruction » de Talal Asad s'avère être une triste construction de la haine, chez le fils d'un cofondateur du Pakistan qui rêve de redonner au religieux un pouvoir politique. Pourtant, dans les pays aujourd'hui démocratiques se construit depuis les guerres de religion la coexistence des opinions religieuses, dans le but de les empêcher de nuire. Sur la même question religieuse, on peut songer aux effets de l'enseignement d'un partisan du multiculturalisme qui se voudrait libéral, Jean Baubérot : son engagement pro voile le conduit à essaimer dans le secondaire en soutenant un groupe de militants comme le « Cercle des enseignants laïques » dans des quartiers pauvres. Un an après les attentats de 2015, ces militants dressent les élèves contre l'institution scolaire en répandant l'idée que la loi de 2004 interdisant le voile à l'école est « islamophobe » (Petit manuel pour une laïcité apaisée : à l'usage des profs, des élèves et de leurs parents, par Jean Baubérot et le Cercle des enseignant.e.s laïques, La Découverte, 2016).

Attiser la haine raciale

Le thème de la « race » prospère également avec de redoutables effets de mobilisation haineuse. Une atmosphère palpable de haine raciale est tout ce qui se dégage, par exemple, d'une sorte de meeting politique organisé en mai 2019 autour d'Étienne Balibar, philosophe reconverti de la révolution marxiste dans la révolution « décoloniale ». Sous la coupole du PCF marginalisé affluent des travailleurs sociaux chauffés à blanc sur la politisation de la « race », flattés dans la conviction que c'est bien en raison d'un faciès noir ou arabe qu'on subit comme Adama Traoré des violences policières en banlieue (« Avec Adama Traoré », Étienne Balibar et Guillaume Roubaud-Quaschie, Espace Marx, 10 mai 2019).

Des professeurs du secondaire se mettent à suivre des militants formés à l'endoctrinement étasunien : depuis l'animatrice médiatique Rokhaya Diallo, jusqu'à Maboula Soumahoro, qui milite grâce à un poste d'enseignante du supérieur pour l'institution raciste de réunions syndicales épurées des « Blancs ». Dans ces conditions, il ne faudrait pas s'étonner que s'exaspère la haine raciale dans les banlieues pauvres. C'est l'effet de la doctrine fumeuse du « racisme systémique » qui attise la haine raciale, en laquelle certains espèrent trouver une masse de manœuvre révolutionnaire.

Chercher à convaincre des élèves qu'ils sont les victimes du « racisme systémique » les dresse directement contre leurs professeurs, à moins que ceux-ci ne battent leur coulpe sur des thèmes raciaux : il faut savoir que le « racisme systémique » est inconscient et irréfutable (dernière caractéristique qui n'est pas très scientifique, selon Karl Popper). Qu'à cela ne tienne, en réponse à Emmanuel Macron, Norman Ajari se réjouit que « la pensée décoloniale casse la République en deux ».

Or, dresser élèves et étudiants contre leurs professeurs est une très mauvaise idée, comme tout ce qui empêche les jeunes gens de s'instruire, de comprendre une situation et de travailler à son amélioration.

*Par Véronique Taquin est professeure de chaire supérieure en classes préparatoires littéraires, essayiste et romancière.