- English
- Français
Cet article avait été publié dans le newsletter du 8 février 2021. Il est l'article de presse que vous avez le plus lu cette semaine.
France - Sur les traces d’Erick Schwam, réfugié juif qui a légué sa fortune au Chambon-sur-Lignon
Publié le 7 février dans Le Parisien
Le 25 décembre dernier, Erick Schwam est tombé dans son pavillon de la Tour-de-Salvagny (Rhône). Malgré l'intervention des pompiers, le vieil homme a succombé à un arrêt cardio-respiratoire. Cet homme de 90 ans vivait seul depuis que Colette, sa femme, l'avait devancé dans la mort en janvier 2020. Il n'avait pas d'enfants, pas de famille, pas d'amis. Quelques jours plus tard, il a été incinéré, et ses cendres dispersées on ne sait où, comme s'il avait voulu partir sans laisser de traces. Fin de l'histoire? Elle ne faisait que commencer…
Mercredi 6 janvier, le téléphone de Jean-Michel Eyraud, maire du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), sonne. Me Bouvet, notaire à Ecully (Rhône), lui annonce que son village est le légataire universel de M. Schwam. Une jolie maison avec jardin, un appartement, une assurance vie, des comptes en banque… Hormis 500 000 euros qui feront le bonheur de trois associations, tout le reste remplira les caisses municipales. Combien ? « Nous attendons que les comptes soient clôturés », élude cet ancien cadre dans les assurances. Mais au moins deux millions d'euros », avance-t-on en mairie du bout des lèvres.
Dévoilée en fin de semaine dernière par le site d'informations locales la Commère 43, la nouvelle a aussitôt eu un écho mondial. Le Chambon n'est pas n'importe quel endroit sur terre. Le nom de ce village de 2500 âmes, perché à plus de 1000 m, résonne comme un symbole universel. En 1990, Israël l'a fait « Juste parmi les nations », seul lieu d'Europe – avec un village néerlandais – à avoir reçu cette distinction. Sur ces hautes terres protestantes aux confins du pays cévenol, des milliers de Juifs ont été sauvés pendant la Seconde Guerre mondiale. Parmi eux, un certain Erick Schwam. « On est très heureux de ce legs, mais le plus important, c'est son geste. Pourquoi il l'a fait? Qui était-il? On se sent dépositaire de son histoire. On lui doit bien ça. »
Le jeu de pistes commence le 12 janvier, un mardi glacial, devant le portail du 20, allée de la Puisatière, à la Tour-de-Salvagny où le maire du Chambon et son adjointe, Denise Vallat, ont rendez-vous avec Me Bouvet. « Vous êtes chez vous », annonce le notaire en leur remettant les clés. Elles ouvrent à l'envers… invitation symbolique à rembobiner sa vie. Pendant soixante ans, cette maison blanche a abrité les secrets d'Erick. « J'avais l'impression de rentrer par effraction dans la maison d'un inconnu. Il y avait une liste de courses, son blouson sur la patère, le lit médicalisé de sa femme, la Peugeot 206 au garage… » se souvient, émue, l'adjointe à la culture.
En ouvrant un placard, l'ancienne professeure d'histoire trouve une enveloppe en kraft, barrée de la mention « Anciens Papiers Autriche ». A l'intérieur, un vieux passeport où l'on découvre un ado, cheveux noirs et yeux graves ; un acte de mariage avec Colette Ponthus daté du 26 novembre 1956 ; un diplôme de pharmacien l'année suivante ; et d'autres documents jaunis, en français ou en allemand… Les premières pièces « d'un puzzle à reconstituer », dit-elle.
Sur l'acte de naissance, on apprend qu'Erick Arthur est né le 21 octobre 1930 à Vienne. Oskar Schwam, son père, pose en tenue de médecin soldat sur une carte d'identité centenaire. Sa mère Malcie, lit-on ailleurs, est née Schulman en 1902 dans la province de Galicie. Un autre papier, signé de la police secrète d'Etat et frappé de l'aigle nazi, indique la catastrophe en cours pour cette famille de la bourgeoisie juive de Vienne : les biens de leur domicile au 17 Staudingergasse, sont « confisqués », tranche l'ordre du le 7 janvier 1941. Les Schwam y habitent-ils encore ?
Eric Schwan est né le 21 octobre 1930 à Vienne./LP/Michel Taffin
Exil chaotique jusqu'en France
Comme la plupart des Juifs qui le pouvaient, ils ont fui depuis des mois. Les valises ou l'enfer. Après l'Anschluss de mars 1938, les lois nazies s'imposent dans l'Autriche annexée par Hitler. Elle doit être judenfrei, « libre de Juifs ». A l'automne 1939, la politique d'« émigration forcée » menée par Adolf Eichmann a été si brutale que 60 % des Juifs sont déjà partis. Où ? « A Bruxelles », nous apprend Karen Taïeb, responsable des archives au Mémorial de la Shoah, à Paris, dont dépend le lieu de Mémoire inauguré en 2013 au Chambon-sur-Lignon.
Avec l'historien Alexandre Doulut, sollicité par le Parisien-Aujourd'hui en France, la suite de l'exil familial s'éclaire un peu plus. Le 10 mai 1940, le jour où Hitler envahit la Belgique, le gouvernement belge expulse 10 000 ressortissants du Reich pour les éloigner du front. Beaucoup sont Juifs, mais traités comme de vulgaires sympathisants de l'ennemi !
Seul le père est du convoi vers le sud-ouest de la France. Oskar passe dans plusieurs camps avant d'atterrir à Gurs (Pyrénées-Atlantiques) en novembre 40. Erick et Malcie, eux, quittent la Belgique peu après, poussés sur les routes de l'exode dans la panique générale. On perd alors leur trace, pour les retrouver à Gurs, eux aussi. Vichy, qui gouverne la zone sud de la France, y interne les étrangers sans ressource.
L’ordre d’expulsion de la famille Schwam signé à Vienne en janvier 1941 par les autorités à la solde des Nazis./LP/Michel Taffin
Autre certitude : le fils et la mère arrivent au camp de Rivesaltes, près d'Argelès, le 11 mars 1941, consigne le registre des entrées. « Erick est transféré le 30 avril 1942 par le Secours suisse, une organisation d'aide aux réfugiés extrêmement efficace. Il passe visiblement deux mois dans un home d'enfants à Montluel dans l'Ain avant de revenir », relève Alexandre Doulut. Les conditions étant très dures à Rivesaltes, certains gosses étaient envoyés au vert « pour se retaper ».
Les Schwam ne sont plus seulement étrangers, ils sont Juifs. Le 23 août, leurs deux noms sont barrés d'un convoi en partance pour Drancy, dernière étape avant Auschwitz. Ils ont été exemptés par la « commission de criblage » à Rivesaltes. Pourquoi ? On devine l'intervention d'un ange gardien, Friedel Bohny-Reiter. Cette infirmière du Secours suisse, d'origine autrichienne, s'est prise d'affection pour Malcie qui l'aide dans diverses tâches, notamment « à la bibliothèque », racontera-t-elle dans ses mémoires. Oskar, lui, prête ses talents de médecin à la maternité d'Elne, attenante au camp.
Le 24 septembre 1942, ils quittent le camp. Libres mais Juifs, donc susceptibles d'être raflés à n'importe quel moment. Ils se replient à Elne avant d'arriver au Chambon-sur-Lignon le 7 février 1943, comme l'atteste une « autorisation de résidence » dûment tamponnée par la préfecture de Haute-Loire. Là encore, la main secourable de Freidel, qui quitte Rivesaltes (le camp est fermé en novembre) pour le Chambon, fait peu de doute.
«Tout le monde savait, personne ne parlait»
Lundi 1er février 2021. Dans ce village trempé jusqu'aux os par une pluie froide, le legs providentiel d'Erick Schwam ne délie pas beaucoup les langues. « Ce monsieur n'a pas oublié, c'est bien », salue une passante, peu causante comme on l'est sur ce rugueux plateau où les réfugiés ont toujours été chez eux. Une tradition depuis que les « huguenots de la montagne » ont résisté aux persécutions des XVI et XVIIe siècles. Au XXe, ce fut au tour des réfugiés espagnols d'y être accueillis, avant que les pourchassés du nazisme ne bénéficient d'une chaîne locale de solidarité et de silence, sous les auspices des pasteurs protestants. « Les Juifs ont représenté jusqu'à 15 % de la population du Chambon. C'était une vraie tour de Babel », relate Gérard Bollon, le « disque dur » de la mémoire locale.
Grâce aux témoignages oraux collectés au fil des ans auprès des Chambonnais, l'ancien prof d'histoire peut dire où les Schwam – pas tous sous le même toit et en bougeant souvent « pour éviter les rafles » – ont été accueillis au Chambon et au village voisin de Saint-Jeures. Erick, lui, a passé un moment à Faïdoli, « une des onze maisons d'accueil pour les enfants », poursuit Gérard, intarissable sur cette « résistance civile : tout le monde savait ce qui se passait sur le plateau, mais personne ne parlait ».
Pharmacien brillant, mais discret
A la Libération, la quasi-totalité des réfugiés quittent les lieux. Sauf Erick qui poursuit sa scolarité au collège cévenol jusqu'à son bac en sciences expérimentales, décroché le 8 juillet 1949 avec la « mention passable ». Désormais, seuls les documents retrouvés dans l'enveloppe en kraft parleront pour lui. Ses parents – en tout cas son père – sont repartis à Vienne après la guerre : Erick retourne au pays une fois par an, laissent supposer les tampons sur son vieux passeport.
Il s'inscrit en fac de pharmacie à Lyon, où il aura trois adresses. Quelques mois avant son mariage avec Colette sans doute rencontrée en « pharma », il est naturalisé français le 9 mars 1956. Ce qui lui vaut une incorporation en 1957 dans l'armée et un long séjour en Algérie, au plus fort des « événements ». En 1960, il entame une belle carrière au sein des laboratoires pharmaceutiques lyonnais, chez Gerda puis Lipha (devenu depuis Merck-Lipha) dont il était le directeur général adjoint en 1987, quelques années avant sa retraite. Le groupe lui doit le succès mondial du Glucophage, bien connu des diabétiques. Qu'a-t-il dit à ses collègues ? « Je ne savais rien de son passé. Erick était un homme modeste et réservé, mais il avait le don de tirer le meilleur parti de ses collègues de travail », se souvient Harry Howlett, aujourd'hui directeur général de Merck en Angleterre.
En 1960, le couple Schwam a fait construire une maison à la Tour-de-Salvagny, où il a passé 60 ans sous les radars locaux, comme s'il avait cherché à se faire oublier. « Ils étaient les rares à ne jamais venir au repas annuel des anciens qu'on organise au restaurant du casino, une étoile au Michelin », s'étonne encore le maire Gilles Pillon. « C'était un garçon discret, sérieux, secret », confirme son ancien « copain » René Charra, 90 ans. « On s'est connu peut-être six mois en 43, avant que je ne parte à l'école normale. On bavardait, mais je ne sais plus de quoi. Bizarrement, Erick m'a marqué. » Il y a environ 15 ans, l'ancien instit a réussi à retrouver sa trace. « Au téléphone il était gentil, mais n'a pas vraiment donné prise. Ça m'a un peu attristé. »
Est-il revenu au Chambon-sur-Lignon ? Il ne s'est en tout cas jamais manifesté, sauf une fois, en 2013, quand il a appelé l'ancienne maire, Eliane Wauquiez-Motte, pour évoquer la possibilité d'un don. « Je suis allé une première fois chez lui, puis une seconde avec un notaire, pour explorer les détails juridiques. Il a parlé brièvement de sa famille qui avait trouvé refuge chez nous. Et n'a plus fait signe. »
Un mois et demi avant sa mort, le 9 novembre, Erick Schwam a modifié son testament, et donné l'essentiel de son patrimoine à la commune. « En remerciement de l'accueil qui m'a été réservé par les nombreux habitants dans le domaine éducatif », précise-t-il, en souhaitant que son legs soit en « priorité » destiné aux enfants de la ville. Ce don du ciel tombe bien : le maire fourmille de projets, comme le « coup de pouce jeune » ou la rénovation de la maternelle et de la crèche. « Si on parvient à attirer plus de familles, donc plus d'enfants, ce sera une jolie façon d'honorer sa mémoire », sourit Jean-Michel Eyraud.
Dernier détour par La Tour-de-Salvagny, chez sa voisine, Claire Salinas. Cette mère de deux gamins de 8 et 12 ans se souvient d'un vieux monsieur poli, un peu seul, à qui elle avait apporté quelques parts de « crumble aux framboises du jardin » pendant le premier confinement. Maintenant que le voile s'est levé sur le passé enfoui de « Monsieur Schwam », elle voudrait en savoir plus. « C'est une si belle histoire. J'aimerais la raconter à mes enfants. »