De retour de ce « dialogue des mémoires » dans ce morceau d’Afrique martyrisé, jeunes et moins jeunes, Juifs, Chrétiens ou Musulmans ont tenu à porter témoignage, chacun selon sa sensibilité.
Dans sa préface, Bernard Kouchner, le « French Doctor », devenu depuis ministre des Affaires étrangères du gouvernement Fillon, considère à juste titre que « La mémoire est devenue un enjeu central ». Toutefois, il n’est pas exact, à mon sens, de considérer que ce voyage fut entrepris conjointement par des enfants de Juifs déportés et des descendants d’esclaves noirs. En effet, si l’on s’en tient aux consonances de leurs patronymes, nombre de participants au voyage étaient des Juifs originaires d’Afrique du Nord. Quant aux jeunes d’origine africaine, point n’est besoin de rappeler que tout noir africain n’est pas, par définition, descendant d’esclave (1).
Premier intervenant, Benjamin Abtan, président de l’UEJF, donne le ton en évoquant des conversations entendues dans les banlieues ou les quartiers sensibles : « On parle trop de la Shoah, c’est pour ça qu’on ne parle pas des autres mémoires. Comme de celle de l’esclavage, du colonialisme, de la guerre d’Algérie. Ou du génocide des Tutsis au Rwanda ». Attention, prévient Benjamin Abtan, « La concurrence des mémoires, c’est le nouveau visage du racisme et de l’antisémitisme ». Argument choc et essentiel qui sera repris par plusieurs intervenants.
Lui succède Patrick de Saint-Exupéry qui évoque plus directement le séjour à Kigali, notamment la visite au mémorial de Gisozi puis à Butare, la rencontre avec des témoins mais aussi avec des bourreaux.
Dans un autre texte, le président de l’UEJF raconte une soirée de shabbat. Chants, danses et prières en compagnie de Christiane Taubira et de Stéphane Pocrain.
Exemplaire, le texte de Dominique Sopo, très didactique, permet de comprendre les tenants et les aboutissants du génocide. C’est en fait l’administration coloniale qui figea les populations en catégories racialo-administratives. « On enseigna aux Rwandais, qui partageaient la même langue, la même culture et un même roi, qu’ils étaient en fait une nation composite », avec les cultivateurs hutus et les Tutsis, éleveurs, désignés comme « Juifs de l’Afrique ». Cette réécriture raciale de l’histoire du Rwanda fut reprise en 1957 par des intellectuels hutus, avec à leur tête Grégoire Kayibanda, futur premier président de la République. Ainsi naquit le Manifeste des Bahutu. Alors commença la déshumanisation progressive des Tutsis désignés comme inienzi (cafards). Dès lors, le terrain était préparé pour un massacre à grande échelle à venir. Les milices Interhamwe sévissaient déjà, se faisant la main ici et là sur des populations tutsies sans défense quand l’avion du président Habyaramana fut abattu à Kigali le 6 avril 1994, fournissant le prétexte tant attendu aux génocidaires qui, avec le soutien déchaîné de la Radio des Mille Collines, qui appelait au meurtre de masse, entreprirent alors, souvent à la machette, un carnage inouïr où des voisins tuaient leurs amis, des parents leurs enfants, des maîtres leurs élèves et des ecclésiastiques leurs ouailles.
Témoignage émouvant que celui de Judith Cohen Solal qui raconte comment, alors qu’elle se trouve au Rwanda, survient la terrifiante nouvelle de l’assassinat d’Ilan Halimi. Comment ne pas penser à lui quand elle visite un petit mémorial installé dans une église. En fait, un amoncellement de squelettes soigneusement rangés, de crânes alignés par ordre de grandeur. En attendant de faire un deuil définitif qui ne vient toujours pas. Et, toujours, dans les discussions avec les veuves ou en évoquant les gacaca, ces assemblées villageoises traditionnelles assurant une justice populaire, la même question qui revient dans la bouche d’autres intervenants : « Est-il légitime de comparer ces horreurs, ce génocide, avec Auschwitz ? ». C’est précisément l’objet du texte du docteur Richard Prasquier, représentant en France de Yad Vachem, devenu depuis président du CRIF. « Il y a, dit-il, à l’évidence, des différences majeures entre le génocide des Tutsis au Rwanda et la Shoah ». Mais il ajoute, plus loin : « Cependant, les analogies abondent ». Et de donner, comme preuves, maints exemples. Par ailleurs, Richard Prasquier s’inscrit en faux contre la théorie des génocides croisés (2). « Le terme de « double génocide » est un mensonge ». Ce thème est repris, d’ailleurs par plusieurs auteurs de l’ouvrage. Il n’y a pas de doute, « Le plan se déroule comme prévu », clame David Hazan, tandis que Frédéric Encel se penche, notamment, sur cette forme originale d’exorcisation du mal que sont les gacaca et que Gaston Kelman narre à son tour sa vision de l’horreur du musée d’ossements de Murambi où les classes d’un beau lycée ont été transformées en nécropole. Souâd Belhaddad, elle, est allée à la rencontre de femmes de l’AVEGA, l’association des veuves rescapées du génocide d’avril. Avec un texte plus « politique », Christiane Taubira s’éloigne un peu, pour sa part, de la teneur des autres contributions.
Un ensemble dense, émouvant et utile.
Jean-Pierre Allali
(*) Ouvrage collectif avec les contributions de Benjamin Abtan, Souâd Belhaddad, Judith Cohen Solal, Frédéric Encel, David Hazan, Richard Prasquier, Patrick de Saint Exupéry, Dominique Sopo, Christiane Taubira et aussi de David Bénazéraf, d’Arthur Dreyfuss de Jonathan Hayoun et de Serge Kamuhinda. Préface de Bernard Kouchner.
Éditions Albin Michel-Union des Étudiants Juifs de France. Avril 2007. 208 pages. 16 €
(1) Lire, à ce sujet, l’ouvrage de référence d’Olivier Pétré- Grenouilleau : « Les traites négrières. Essai d’histoire globale ». Éditions Gallimard. 2004
(2) Lire à ce propos : « Rwanda et Burundi : génocides croisés » par René Lemarchand. 2001. in « Le livre noir de l’humanité. Encyclopédie mondiale des génocides ». Sous la direction d’Israël W. Charny avec des préfaces de Simon Wiesenthal et Desmond Tutu. Éditions Privat