A lire, à voir, à écouter
|
Publié le 29 Septembre 2006

La lettre de mon père. Une famille juive de Tunis dans l’enfer nazi Par Frédéric Gasquet (*)

Voici un témoignage vraiment remarquable. Remarquable par l’originalité du thème : la déportation méconnue des Juifs de Tunisie. Remarquable, aussi, par l’émotion intense qu’il suscite au fil de la lecture.


La Tunisie, on l’oublie souvent, a vécu six mois sous la botte. Six mois terribles pour le pays et, surtout pour la communauté juive. De novembre 1942 à la libération de la capitale en mai 1943, arrestations arbitraires, vexations, amendes collectives, camps de travail obligatoire, assassinats et déportations ont ponctué la vie des cent vingt mille Juifs de la Régence livrés à l’envahisseur allemand.
Une famille juive, les Scemla, a été particulièrement touchée par la catastrophe qui s’est alors abattue sur Tunis. Un père, Joseph Scemla, 54 ans et ses deux fils, Gilbert, 25 ans et Jean, 20 ans, qui tentaient de rejoindre en Algérie les Forces Françaises Libres, sont arrêtés par les Allemands à la frontière algéro-tunisienne. On le saura plus tard : ils ont été dénoncés par leur « homme de confiance » un Tunisien, Hassen ben Hamouda El Ferdjani, lequel n’hésitera pas à ajouter la vilenie la plus abjecte à son triste forfait en dérobant les bijoux, l’argent liquide et les marchandises de la famille. Déportés et incarcérés en Allemagne, condamnés à mort par un tribunal de Torgau, les trois Scemla seront décapités à la hache à la prison de Halle, le 17 juillet 1944. Condamné à mort par un Tribunal militaire français, le traître Ferdjani fut gracié par Bourguiba après dix ans de détention.
Brillant polytechnicien, Gilbert Scemla était promis à un bel avenir. Son improbable rencontre avec une juive russe, Lila Vilenkine, venue de la lointaine Tachkent en Ouzbékistan, la naissance d’un garçon, Frédéric, en 1941, des études réussies qui le font sortir de l’ « X », « dans la botte », toutes les conditions étaient réunies pour une félicité parfaite. C’était hélas sans compter sur l’hydre hitlérienne qui anéantira le bonheur de la famille Scemla et modifiera profondément l’itinéraire personnel d’un petit Juif tunisien, Frédéric Scemla, devenu Frédéric Gasquet. Sexagénaire, ce dernier a réussi à briser le mur de silence et d’angoisse qui l’a écrasé tout au long de sa vie pour se pencher sur son passé douloureux en entreprenant une véritable enquête, en France, en Tunisie et en Allemagne, recollant patiemment les morceaux épars d’un puzzle de la mémoire. « Même Patrick Modiano n’aurait imaginé pareille enquête et pareille relation fils-père » dit Serge Klarsfeld dans sa préface.
Remontant le temps, Frédéric Gasquet retrace l’ambiance délétère de l’occupation allemande : « Le décret du 30 novembre 1940 a étendu la loi française du 3 octobre 1940 portant statut des Juifs de France à la Tunisie…elle est mise en œuvre par l’amiral Estéva, résident général de France en Tunisie et homme de confiance de Pétain. Elle est introduite par un décret, que le bey de Tunis, aux ordres de Vichy, est obligé de signer…Estéva, par fidélité à Pétain, met à la disposition de l’armée allemande les bases françaises sur le territoire tunisien ainsi que du carburant. Il contribue ainsi à l’installation des forces de l’Axe en Tunisie…Le colonel SS Walter Rauff y est en charge de l’action antijuive. Il impose le travail obligatoire aux Juifs. Plus de trois mille d’entre eux sont enrôlés de forces ou raflés…Des otages de leur communauté sont pris et menacés de mort, certains exécutés, des rançons de plusieurs dizaines de millions de francs d’alors sont levées…Sous la férule de la Wehrmacht et de la Gestapo, omniprésentes, les pressions antisémites s’accentuent… ». C’est dans ce contexte que les Scemla sont arrêtés et transférés en Allemagne. Le jeune Gilbert parvient à faire parvenir des lettres à sa femme. Celle qu’il lui adresse, le 22 mai 1944, alors qu’il vient d’être condamné à mort, est poignante et exemplaire. Elle définit à jamais le destin de son fils chéri qu’il aura si peu connu. Gilbert enjoint à sa femme de se remarier au plus vite. « Il faut te remarier parce que tu as besoin d’un homme pour te soutenir et te défendre dans la vie, parce que la vie, seule, est un enfer et qu’il te faut quelqu’un pour gagner ta vie. Il faut te remarier parce que Freddy a besoin d’un père… »
Et, de fait, Lila se remariera un jour avec Louis Gasquet, un catholique de Tunisie. Et Tonty sera le second père de Freddy. Plus tard, Frédéric, élevé désormais dans la religion catholique, fera sa première communion. Aujourd’hui agnostique et laïque, il retrouve peu à peu ses racines juives. « Bien que mon père défunt ne fut pas religieux, j’avais le sentiment d’honorer sa mémoire en me « re-liant » à une histoire ancienne dont il était nécessairement l’héritier ».
Bouleversant.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions du Félin. Septembre 2006. Préface de Serge Klarsfeld. 176 pages. 18,90€