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Si on peut de loin être surpris du projet et surpris de trouver Bernard Henri Lévy commissaire d’une exposition, lui dont les rapports à l’art ne sautent pas aux yeux, la préface d’Adrien Maeght nous ôte nos doutes. Nous en avions peu à vrai dire. Quelles qu’elles soient, les raisons de donner à un intellectuel engagé comme BHL carte blanche pour animer l’une de nos premières fondations françaises privées, inaugurées en 1964 par Malraux, alors ministre d’État chargé des affaires culturelles, aux côtés de Marguerite et Aimé Maeght, sont louables. Le philosophe, ami d’artistes, est aussi, depuis son enfance, familier du lieu dont le directeur est son ami Olivier Kaeppelin. C’est ainsi qu’il proposa au philosophe de concevoir une exposition à son image entre œuvres d’art et textes.
L’événement en soi, s’il évoque pour moi, avant tout, l’immense exposition « André Malraux et le Musée Imaginaire » inaugurée le 12 juillet 1973 par l’écrivain au bras de Chagall venu en voisin et ami d’Aimé et Marguerite Maeght, il évoque en second lieu l’un des tout premiers « partis pris » d’une longue série confié à l’automne 1990, à Derrida au Louvre. Il nous livra alors ses Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines(2). Le livre catalogue croisait avec grand art l’un des plus beaux textes de Derrida, à la fois poétique et philosophique sur peinture et cécité et « autres ruines », avec des chefs-d’œuvre. Jean Galard, qui dirigeait alors le service culturel du Louvre, avait porté le projet avec le philosophe, Résultat éblouissant…
40 ans après Malraux dialoguant avec Roger Caillois, le préfacier contradicteur non pas tant de l’exposition que du concept du « Musée imaginaire », prologue suivi d’un propos d’André Masson dans le catalogue Maeght de 1973, soit 40 ans plus tard, voici donc Bernard Henri Lévy dialoguant avec Olivier Kaeppelin. Le philosophe-écrivain expose son projet, son concept, nous faisant voir l’imbrication art, philosophie, avec dans l’exposition ces lectures, à travers des séquences audiovisuelles filmées par l’écrivain-philosophe doublé d’un commissaire d’exposition. O. Kaeppelin formule ainsi les interrogations premières :
« Qu’en est-il, au juste, du conflit – ou de la complicité – plus que millénaire entre peinture et philosophie ? Sont-elles des rivales ou des alliées au regard de la vérité (ou des vérités…) dont elles se veulent les messagères ? »
Dans la deuxième partie du livre voici ces bonnes feuilles du Journal d’un infatigable voyageur engagé comme il sait l’être, totalement, à la conception de l’exposition (mais pas seulement), courant du 20 août 2011 au 30 avril 2013. Que de personnes à convaincre du bien-fondé de son projet : collectionneurs, artistes, musées !
Le parcours voulu par ce « commissaire » hors du commun – Malraux, lui, ne l’avait pas été ! - suit un certain ordre : 7 séquences depuis « La Fatalité des ombres » jusqu'à « Plastèmes et philosophèmes(3) ». Nous sommes dans la troisième partie du livre, qui donne les œuvres de l’exposition et leurs lectures ou analyses par Bernard Henri Lévy. La caverne de Platon attribué à Michiel Coxcie (Belgique, 1499-1592), peintre d’une incroyable longévité pour la Renaissance, ouvre le bal. Notre philosophe voit justement en lui non seulement « le Raphaël flamand », mais « un Platon chrétien ». La peinture classique remontant parfois au Moyen Âge, mais plus souvent à la Renaissance côtoie au fil des pages et des salles en une savante arborescence (pour s’en tenir déjà à la séquence 1 Shoes d’Andy Warhol (1928-1987), Fettfleck (1957) « graisse sur papier » de Joseph Beuys (1921-1986) ou Le saut de Tal Coat (1905-1985). Selon nous après le choc de Coxcie, La caverne de Platon dû à l’artiste chinois Huang Yong Ping (1954) est l’œuvre centrale de l’acte 1. Séquence 2, « technique du coup d’État ». L’acte 2 s’ouvre avec Saint Luc peignant la Vierge de Pierre Mignard (1912-1695).
Que d’œuvres renaissantes admirables, mais aussi très contemporaines, Bernard Henri Lévy n’a-t-il pas réussi à réunir sous les auspices de la Fondation Maeght ! Son projet tout à fait original ne recherche nullement à « imiter » qui que ce soit ni non plus à plaire à tous, sachant que cela est impossible. Si Fettfleck peut surprendre voire choquer certains d’entre nous qui y voyons davantage une provocation face à l’art autant qu’à son ou à ses publics, l’ensemble des choix de BHL se justifie par la dynamique qui porte l’exposition. Puis nous passons à Piccabia (1879-1947), Gérard Garouste (1946) très présent au cours des salles et des pages, Bonnard (1967-1947).
La place nous manque pour passer ainsi d’une séquence à l’autre, à parcourir les œuvres. « Contre-Être » ou troisième acte, réunit Anselm Kiefer (1945), Soulages (1919) et Kandinsky (1866-1944), parmi d’autres. On y admire Bethléem (offert au Musée d’Israël) de Franz Kline (1910-1962). La séquence se clôt sur un retour aux philosophes grecs avec les Sourciers de Tanguy (1900-1955).
Pour Bernard Henri Lévy ce « Contre-Être » «ne s’autorisant que de soi, rompant les amarres avec les quais de l’Être » (p.288) dialogue pourtant avec l’art conceptuel. « L’artiste n’existe qu’après qu’il s’est autorisé de soi, de son propre regard et de ce que ce regard voit pour proposer une alternative à l’Être » (289).
Les trois dernières séquences sont « Tombeau de la philosophie », « La revanche de Platon » et enfin « Plastèmes et philosophèmes ». Le dernier acte s’ouvre avec rien de moins qu’Adam et Ève de Cranach l’Ancien (1472-1553), juxtaposant tour à tour ou tout à la fois érotisme/compulsion/transgression. Puis nous plongeons dans un post-modernisme impressionnant avec Llull x 3 de Miquel Barceló (1957). Qui est ce Llull ? Raymond Lulle (1235-1315 ou 1318) fut un fort célèbre mystique espagnol qui fascina tant de poètes, d’écrivains, philosophes, mais aussi d’artistes, musiciens. Barceló a donc créé sa sculpture pour l’exposition de la Fondation. Bernard Henri Lévy écrit : « Cette barbe qui se métamorphose en jambe… cette jambe multiple, et qui semble courir… Ce corps de poisson, ou de fétiche antique… » (355). Cette énorme tête de Janus avec ses deux barbes-jambes a de quoi impressionner. Quelle « épiphanie du visage » qui incarne par l’art un masque africain, « un ange narquois, l’Homme imaginaire, un ressuscité d’entre les gisants, revenu prêcher, par temps sombre, la religion de l’intelligence et du savoir » (id.).
Voici Héraclite sous le crayon génial d’Alberto Giocometti (1901-1966). Mais qui peut rester indifférent à Ghost children dream of Cinderella once de Wangechi Mutu (1972) l’un des plus jeunes artistes convoqués par l’écrivain-philosophe, qui pense lui-même au singe devenu homme chez Kafka dans son Compte rendu pour une académie… Métamorphose ou métempsycose ? L’ancien singe donnant une conférence sur sa condition antérieure simiesque – ou son « in-condition » de bête – ne peut qu’évoquer dans cette aquarelle et encre du jeune peintre kenyan la condition des femmes d’Afrique et le combat « en faveur de leur dignité bafouée par les forces conjointes d’un Occident toujours prédateur et de sociétés locales gangrénées par la corruption, la violence » (358).
L’art au service de la pensée, l’art au service de l’Humain, l’art au service des femmes, des hommes, des enfants bafoués, spoliés, réduits à l’état de marchandises dont l’on peut user impunément… Et non pas l’art au service des marchands…
La présence ici d’Adam et Ève (1510) de Cranach l’Ancien, très singulière peinture, si spécifique parmi toutes les variantes créées par le grand peintre, où Adam a un oeil goguenard, jouisseur, se veut un double hommage à Michel Leiris, à son Âme d’homme, à l’érotisme si ardent, comme à Georges Bataille avec ses larmes d’Éros, pas moins érotique. Fidélités philosophiques là encore ! Bernard Henri Lévy taquine l’œuvre avec un oeil scrutateur.
S’il surprend par cette exposition et ce livre plus d’un admirateur ou plus d’un détracteur – à condition que celui-ci possède une dose d’intelligence « ouverte » -, plus d’un ami aussi, il se montre aujourd’hui sous un jour nouveau, convainquant, mais autrement. Il aura même convaincu deux artistes de créer une œuvre comme nous l’avons dit pour l’un d’entre eux. La seconde œuvre est La mort d’Épicure ou le jardin de Samos peint par Marco del Re (1950), avec un lyrisme, une volupté quasi naïve, qui rompt avec l’épure qu’est le portrait par Matisse (1869-1954) intitulé Bénédictions – À Baudelaire.
Bernard Henri Lévy dans Les Aventures de la vérité avance avec prudence à la recherche d’un sens, qui se dessinerait peu à peu à travers ces œuvres.
L’artiste porte-t-il en lui – comme le Juif porte la Torah, la Bible, depuis des millénaires malgré toutes les tentatives de l’exterminer que tant de peuples se sont ingéniés à inventer – le pouvoir de racheter si l’on peut dire l’humanité dans sa souffrance, dans ses espérances si souvent trompées, dans ses tragédies inconsolées, mais de racheter aussi l’inculpation des philosophes et des théologiens si souvent sourds eux-mêmes aux tragédies de l’histoire ?
Hölderlin, Nietzsche, Kafka, Unamuno, Adorno, Celan, ont compris et assumé quelque chose de ce mystère qui ne se paie pas de mots, mais qu’ils ont vécu parfois jusqu’au désespoir le plus nu – jusqu’à la folie.
Aujourd’hui Bernard Henri Lévy – comme hier André Malraux - aura soulevé toutes ces questions, tous ces combats, toutes ces passions et bien d’autres choses encore, dans son livre comme dans cette exposition - qui signent là l’une de ses plus nobles œuvres !
(Avec l’amicale autorisation des Cahiers Bernard-Lazare, qui publiera le texte in extenso dans son numéro de juillet.)
Notes :
1. 390 pages, 30 €.
2. Éditions du Musée du Louvre.
3. Plastème signifie rapport plastique pur, on parle du plastème kantien. Philosophème est une proposition philosophique.