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Published on 31 May 2021

France - Daniel Cordier livre les derniers secrets de la Résistance

Décédé en novembre 2020, l’auteur d’« Alias Caracalla » avait laissé un livre sur son activité clandestine. En voici, en exclusivité, les extraits.

Publié le 26 mai dans Le Point

Nous l'avions laissé un peu abruptement à Paris, le 22 juin 1943, au lendemain de l'arrestation de son patron Rex, alias Jean Moulin. Nous le retrouvons le même jour sur un banc de la station Châtelet, apprenant par un des « courriers » cette tragédie de Caluire. Douze ans se sont écoulés depuis la publication, en 2009, d'Alias Caracalla, qui avait reçu le prix Renaudot. Entre-temps, Daniel Cordier est mort, en novembre 2020. Nous vous avions alors confié quelques extraits de ce livre, qui sort ces jours-ci chez Gallimard sous le titre La Victoire en pleurant, en hommage amer au célèbre Chant du départ révolutionnaire. Trois cents pages supplémentaires pour raconter trois années, de 1943 à 1946. À moins - il ne faut jurer de rien - qu'on n'exhume un jour un inédit d'un des chefs de la Résistance, voici donc le dernier texte qui s'y rapporte, publié par l'un de ses témoins majeurs. Un événement. La messe est dite, on ferme le ban. Ils, elles ont tous parlé, ceux qui, à cette époque, ne devaient pas parler. Comme on dit lors des enterrements, une page se tourne - ici, celle des témoins. Place désormais exclusive aux livres, aux archives. La Résistance ne sera plus qu'une affaire de papiers.

Comme nous l'apprend l'historienne Bénédicte Vergez-Chaignon, ancienne collaboratrice de Cordier dans les années 1990, qui a annoté cette édition et en a réorganisé certaines parties, le texte était achevé depuis 2017. Cordier, à 97 ans, n'était plus en mesure d'y travailler. De larges morceaux en avaient été écrits avant 2010, qu'on retira de l'édition déjà trop volumineuse d'Alias Caracalla. D'autres ont été ajoutés dans les années 2010, à partir de ses carnets intimes, parfois difficilement lisibles, ou de ses archives, arme fatale de Cordier. Sa fatigue, son âge avancé lui ont évité de se livrer à son péché mignon, souligne Vergez-Chaignon : truffer son texte de trop de documents.

Trépidant. Les lecteurs enthousiastes d'Alias Caracalla feront le rapprochement. La méthode n'a pas changé : description au cordeau, simple, serrée, trépidante. Mais ici, le récit file plus vite, il est plus composite, plus ample aussi, plus mobile. On assiste au démantèlement du réseau de Cordier, rue de la Pompe, en septembre 1943. On le voit apprendre, sidéré, la véritable identité de son patron, dont il ignorait, lui, l'ancien de l'Action française, qu'il était un préfet socialiste d'avant 1939. On le suit dans sa visite extatique au Prado, que Moulin lui avait conseillé de découvrir. On part à Londres pour son débriefing très hostile par le contre-espionnage, qui ne fait pas grand cas de Jean Moulin. Car on est surtout le témoin de son désabusement. Dans le Paris de la Libération, les hommes de l'ombre sont méprisés par les nouveaux maîtres nommés par de Gaulle, tandis qu'on se contrefiche ostensiblement des archives du BCRA, le service d'action de la France libre, dont il va devenir le gardien esseulé. Il y a quelque chose de balzacien, le Balzac des Illusions perdues, chez ce jeune homme un peu amer, orphelin de son chef, qui voit les vainqueurs se partager la victoire et préparer déjà la suite. Un peu perdu, un peu trop raide pour ce nouveau marécage, Cordier est encore dans l'action, ou plutôt dans la nostalgie de cette action.

Enfin, ce livre propose une étonnante galerie d'écrivains célèbres, dont le jeune « Alain » croise la route. Un certain Sartre, imprudent, impatient d'en découdre, persuadé à l'été 1943 d'être le premier résistant. Un Camus âpre et sans concessions. Un Raymond Aron brillant exégète des discours de Maurice Thorez. Filtrée par le temps, cette époque discordante et décevante installe déjà le Cordier à venir : le galeriste curieux de tout, mais aussi l'homme entier et entièrement voué à son patron, qui, trente ans plus tard, voudra le défendre envers et contre tout.

Extraits

Sartre veut s'engager

« Pierre Kaan, avec qui je travaille tous les jours, me demande de rencontrer un de ses amis, professeur de philo qui, comme Cavaillès, souhaite "faire quelque chose" dans la Résistance. Il désire faire la connaissance d'un homme de Londres afin de lui expliquer la politique qu'il entend mener et d'être financé et armé comme les autres mouvements. Je signale à Kaan que je n'ai aucun pouvoir dans ce domaine et qu'il doit présenter cette demande à Serreulles.

"Surtout pas ! me répond-il. Étant donné les opinions de mon ami, il souhaite rencontrer un 'militant' qui connaisse la réalité vécue par les résistants et non l'apparence que les chefs cherchent à donner de leur action." "Vous verrez, ajoute-t-il, il est très gentil." […]

Nous partons à pied, descendons par la rue des Saints-Pères, marchons le long des quais, puis revenons par la rue de Seine et la rue Jacob. Il m'expose son projet de créer un mouvement de Résistance. Sa voix métallique, modulée par une pensée maîtrisée, rend lumineux son propos. Je l'écoute en toute confiance grâce à la simplicité du contact direct qu'il établit. En lui répondant de mon mieux, je suis heureux d'intéresser un homme de cette qualité. J'éprouve auprès de lui un sentiment de sécurité, même quand je discerne un point de désaccord. Afin de ne pas rompre le bonheur de l'écouter, je refuse d'exprimer les doutes que je conçois en entendant son projet. […]

À ma surprise, Sartre exprime sa méfiance à l'égard du général de Gaulle.

"Je ne connais pas la question comme Aron, mais j'aurais tendance à penser de même. C'est la raison de notre rencontre : nous ignorons tout du Général, mais un militaire qui fait de la politique, ce n'est pas bon pour la liberté. La Résistance d'accord, mais à condition que sa victoire ne soit pas celle du fascisme que nous combattons. Avec des amis, nous sommes décidés à plonger dans l'action, mais nous avons besoin d'être aidés matériellement dans notre combat : faire sauter des camions et des trains, tuer des Allemands… Enfin résister authentiquement. Mais nous voulons nous tenir à l'écart de toute politique, libérer la France sans faire le jeu des communistes ni des gaullistes." […]

J'essaie de lui expliquer que, dans la Résistance, il y a des mouvements différents et que le représentant du Général a pour objectif de les rassembler afin de coordonner leur action, sans que ne s'en créent de nouveaux. "Entre les réseaux de renseignement militaires, les journaux sans mouvement, les mouvements sans journaux, les maquis, enfin l'Armée secrète, il y a un éventail complet de possibilités."

"Je sais, répond-il. Moi-même je donne des articles aux Lettres françaises. Mais ce que nous voulons inventer, c'est un groupe qui mène des actions militaires contre l'occupant, mais qui soit simultanément un groupe de réflexion préparant l'après-Libération : quelque chose comme un 'corps franc intellectuel'. J'aimerais vous faire rencontrer quelques amis et avoir votre avis et votre soutien." »

 

Camus sollicité

« Lorsque je retrouve Sartre, qui connaît Camus, il me promet de lui demander de rédiger un texte pour Londres. Quelques jours plus tard, il m'avoue être sans nouvelle de lui et ajoute : "Pourtant, je sais où le rencontrer." Nous sommes place Fürstenberg et, tout en parlant, il me conduit au Café de Flore dont il pousse familièrement la porte. C'est la première fois que je rentre dans ce lieu mythique. Depuis mon installation à Paris, je l'ai évité soigneusement à cause de son public. Il fait chaud et toutes les places sont occupées autour des tables qui se touchent. Des femmes et des hommes discutent dans une atmosphère bruyante. Interloqué d'être la cible de tous les regards braqués sur moi, je suis envahi par la peur lorsque je vois Sartre se faufiler entre les tables et aller chercher, au fond de la salle, un jeune homme à la peau mate, assis au milieu d'un groupe. Il me présente d'un signe de tête et nous nous serrons la main. Camus (c'est lui !) a le visage fermé, peut-être parce que, comme moi, il mesure l'extraordinaire folie de cette présentation de deux résistants au milieu des regards attentifs d'une foule truffée de collabos malveillants. Sans doute avons-nous la même pensée. Sans un mot, nous sortons et nous dirigeons rapidement vers la rue des Saints-Pères, déserte à cette heure-là.

J'explique à Camus que c'est en lisant L'Étranger que j'ai compris qu'il est un "grand écrivain". C'est pourquoi, rentrant à Londres, je lui demande de rédiger un papier. Il répond : "Ce n'est pas un texte courant, car je pense que les gens d'Alger ont besoin d'être alertés sur des problèmes qu'ils ont l'air d'ignorer ou de négliger. Ils s'imaginent qu'avant tout nous avons besoin de l'annonce de la Libération. Nous sommes déjà des hommes libres puisque nous avons choisi la Résistance. Parce qu'il n'y a d'autre hiérarchie entre nous que celle du courage, nous en possédons autant qu'eux. Surtout, les membres des assemblées, de l'administration et du gouvernement croient que nous attendons des libérateurs pour devenir libres. Non, la Résistance a besoin d'armes et d'argent."

Je suis surpris par l'âpreté du ton : pas un sourire. Connaît-il l'humour ? En revanche, son discours accusateur, je le connais depuis plus d'un an, décliné sur tous les modes par tous les résistants. »

 

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