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Cet article avait été publié dans le newsletter du 31 mai 2021. Il est l'article de presse que vous avez le plus lu cette semaine.
France - Il y a 850 ans, à Blois, 32 juifs furent envoyés au bûcher
Publié le 26 mai dans Le Monde
A Blois, le 26 mai 1171, 32 juifs, hommes, femmes et enfants, furent brûlés vifs sur ordre du comte Thibaut V. Ces juifs étaient accusés, sans la moindre preuve, d’avoir assassiné un enfant chrétien. Blois devint ainsi la première ville européenne, mais hélas pas la dernière, à être le théâtre de la mise à mort de juifs sous le chef d’accusation de meurtre rituel.
Abbé du monastère du Mont-Saint-Michel de 1154 à 1186, Robert de Torigni affirme qu’à Pâques, le 28 mars 1171, les juifs de Blois auraient crucifié un enfant puis déposé son corps dans un sac qu’ils jetèrent dans la Loire. Mais le corps, poursuit-il, fut retrouvé, et Thibaut aurait alors condamné de nombreux juifs aux flammes, exceptés ceux qui acceptèrent d’être baptisés.
Que s’est-il réellement passé ? Des lettres en hébreu écrites à la suite de la tragédie suggèrent que tout partit en fait d’un conflit entre Thibaut et Pucellina, une créancière auprès de qui le comte de Blois s’était endetté. Le chroniqueur Ephraïm de Bonn, une vingtaine d’années après les faits, présente quant à lui Pucellina comme la belle amante du comte ; dans sa jalousie, la jeune comtesse Alix, fille du roi Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine, aurait provoqué la mort de sa rivale et d’une trentaine de ses coreligionnaires.
Crime de judéité
La réalité semble cependant plus banale et plus sinistre : à court d’argent, en perte de pouvoir face à son frère, le comte Henri Ier de Champagne, et face au roi, Thibaut se serait cyniquement servi du meurtre de 32 juifs pour redresser sa situation financière et politique. Il n’y eut pas même, semble-t-il, de simulacre de procès. Or, comment ces 32 personnes, y compris des enfants en bas âge, auraient-elles pu être toutes coupables de meurtre ? D’autant plus qu’on n’envoyait pas un meurtrier au bûcher – punition réservée aux hérétiques.
C’est donc plutôt pour crime de judéité que Thibaut les condamna aux flammes, et non pour meurtre. Il en tira avantage : non seulement il n’eut pas à rembourser ses dettes à la défunte Pucellina, mais il put saisir les biens de ses autres victimes. Se drapant de piété, il en profita également pour se présenter comme le défenseur de ses sujets contre la violence supposée de juifs ennemis de la foi.
« Non seulement il n’eut pas à rembourser ses dettes à la défunte Pucellina, mais il put saisir les biens de ses autres victimes »
A la suite de cette catastrophe, les autorités juives de Paris et de Troyes s’activèrent, sollicitant la protection du roi Louis VII. Ce bûcher lui rappela sans doute un souvenir douloureux : en janvier 1143, dans une guerre qui l’opposait à Thibaut IV (père de Thibaut V), l’armée royale avait mis le feu à l’église de Vitry-en-Perthois, provoquant la mort de plus de 1 000 personnes ; frappé de remords, le jeune roi avait fait vœu de croisade. Les juifs n’étaient pas les seules victimes collatérales des luttes entre les rois et leurs grands vassaux.
Louis VII reçut la délégation juive qu’il rassura publiquement : il ne croyait pas aux accusations de meurtre et promulgua un édit de protection des juifs. Selon l’une des lettres en hébreu relatant les faits, le roi aurait dit à son épouse, Adèle de Champagne, sœur du comte Thibaut : « Aujourd’hui, ton frère a déshonoré ma couronne car les autorités sacrées nous obligent à protéger avec zèle les personnes et les biens des juifs. »
Une délégation juive rencontra Henri de Champagne qui affirma lui aussi rejeter les accusations de meurtre rituel dont la communauté était la cible. Une seconde délégation rencontra un autre frère de Thibaut, Guillaume aux Blanches Mains, archevêque de Sens, qui intercéda auprès de son frère moyennant des pots-de-vin (120 livres pour lui, 100 pour Thibaut) : les juifs toujours emprisonnés à Blois furent libérés, et ceux qui avaient été baptisés de force purent retourner au judaïsme. Thibaut ne fut jamais inquiété pour ce meurtre de 32 juifs, dont il profita largement. Bien au contraire, la postérité l’a appelé « Thibaut le Bon ».
Expulsions en série
Si Louis VII affirma que les actions du comte de Blois contre les juifs étaient honteuses, son fils et successeur Philippe II Auguste ne suivit pas cet avis. Le jeune roi n’avait que 16 ans lorsque, le 10 mars 1182, il ordonna l’expulsion des juifs de son royaume. Parmi ses prétextes figurait une accusation de meurtre rituel, selon Rigord de Saint-Denis, le biographe du souverain. Et Rigord d’affirmer que Philippe, dans sa jeunesse, avait souvent entendu des histoires de juifs qui tuaient des enfants chrétiens, en particulier un certain Richard de Pontoise – dont on n’a pas d’autre trace dans la documentation de l’époque.
Sans doute le futur roi de France avait-il discuté avec son oncle Thibaut et compris l’intérêt financier et politique qu’il pouvait tirer de telles accusations. Certes, Philippe n’envoya aucun juif au bûcher : il les arrêta, les rançonna en échange de leur liberté, puis les expulsa et saisit leurs maisons parisiennes et leurs terres agricoles. Et s’il les laissa revenir en 1198, ce n’était pas par remords mais encore une fois par calcul, car il leur fit payer le droit de s’installer à Paris. C’est de fait une triste tradition que le jeune Philippe Auguste instaura lors de l’expulsion de 1182 : nombre de ses successeurs chassèrent à leur tour les juifs du royaume, notamment Philippe IV le Bel en 1306 et Charles VI en 1394.
Toujours est-il que la mémoire de cette tragédie de Blois demeura vive chez les juifs européens. Des rabbins d’Orléans déclarèrent que la date anniversaire du 26 mai – le 20 sivan dans le calendrier juif – serait désormais un jour de prière et de jeûne, tradition adoptée dans de nombreuses communautés juives de l’Europe du Nord. On composa des piyyoutim, poèmes liturgiques, en mémoire des martyrs de Blois, les embellissant d’éléments hagiographiques : les martyrs n’auraient pas ressenti la chaleur des flammes ; ils auraient entonné du cœur du brasier des hymnes en l’honneur du Dieu unique dont la beauté aurait hanté les témoins chrétiens ; leurs corps n’auraient pas été endommagés par les flammes.
Ainsi tentait-on d’affirmer que même dans la pire des adversités, Dieu démontrait par ses miracles la reconnaissance de ses adeptes. La mémoire de cette catastrophe fut maintenue jusqu’en 1951, quand des parlementaires de la Knesset israélienne évoquèrent ce jeûne du 20 sivan pour justifier l’établissement d’une nouvelle journée de jeûne, le 27 sivan, afin de commémorer la Shoah.
Métier d’historien, devoir de citoyen
Heureusement, l’histoire des juifs de France et de l’Europe ne se réduit pas à celle des persécutions. L’historien Salo Baron (1895-1989) – dont la Social and Religious History of the Jews en 18 tomes (1937-1983) est un grand classique de l’histoire des juifs européens – s’élevait contre ce qu’il appelait la vision « larmoyante » de l’histoire juive, focalisée sur la persécution et les injustices. Les juifs, affirmait le professeur à Columbia (avec de nombreux historiens qui travaillent dans son sillage), faisaient partie intégrante de l’Europe médiévale et participaient pleinement à son essor économique, intellectuel et culturel.
Quelques exemples ? En Champagne au XIe siècle, le grand rabbin Rachi saupoudra ses textes hébreux de mots dans « notre langue », le français, et donna les premières attestations écrites de plusieurs mots français. Et à Paris, au XIIe siècle, des chanoines du couvent Saint-Victor discutèrent avec des juifs pour avoir leurs lumières sur tel mot hébreu, leur exégèse de tel passage biblique. Tout au long du Moyen Age, des juifs ont largement contribué à la science médicale, à la traduction des textes depuis l’arabe ou l’hébreu, au commerce.
« Nous autres historiens, qui rappelons à la mémoire des faits sombres qu’on aurait préféré oublier, sommes parfois accusés de dénigrer la France »
En France, aujourd’hui, les événements du 26 mai 1171 sont très largement oubliés. Rares sont les livres qui les évoquent. Les deux historiennes qui s’y sont intéressées récemment, Emily M. Rose et Susan Einbinder, sont toutes deux américaines. Faut-il, du reste, s’en souvenir ? Nous autres historiens, qui faisons resurgir les fantômes de notre passé commun, qui rappelons à la mémoire des faits sombres qu’on aurait préféré oublier, sommes parfois accusés de vouloir diviser la nation, de dénigrer la France, de pratiquer l’autoflagellation et d’être dans la repentance systématique.
Comme si faire face aux défaillances passées – que ce soit la persécution de juifs ou des cathares au Moyen Age, le massacre de la Saint-Barthélemy, ou les crimes de la traite, de l’esclavage et de la conquête coloniale aux époques modernes et contemporaines – n’était pas aussi salutaire que nécessaire.
Aborder notre histoire dans toute sa complexité n’est pas seulement mon métier d’historien, c’est mon devoir de citoyen. Cette histoire, c’est la nôtre. C’est pour cela que j’ai, aujourd’hui, une pensée pour ces 32 hommes, femmes et enfants, qui périrent dans les flammes il y a 850 ans, au seul motif qu’ils étaient juifs.
Tribune de John Tolan, professeur d’histoire à l’université de Nantes, membre de l’Academia Europæa et auteur de Mahomet l’Européen. Histoire des représentations du Prophète en Occident (Albin Michel, 2018).