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Published on 15 April 2021

France - Le meurtrier de Sarah Halimi ne sera pas jugé

La Cour de cassation a confirmé, mercredi, l’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré, dont le discernement était « aboli » au moment des faits, selon plusieurs experts psychiatres.

Publié le 15 avril dans Le Monde

Kobili Traoré ne sera pas jugé pour le meurtre de Sarah Halimi. La Cour de cassation a mis fin à quatre ans d’un vif débat médico-légal en rejetant, mercredi 14 avril, le pourvoi formulé par la famille de cette femme, une retraitée parisienne de confession juive âgée de 65 ans, tuée à son domicile parisien en avril 2017, qui contestait l’irresponsabilité pénale de son meurtrier prononcée, en décembre 2019, par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris.

Cette dernière s’appuyait sur trois expertises psychiatriques qui avaient unanimement conclu qu’au moment de rouer de coups la victime, puis de la jeter par la fenêtre aux cris de « Allah Akbar » et « J’ai tué le sheitan [diable en arabe] », Kobili Traoré, son voisin musulman de 27 ans – qui a reconnu les faits et se trouve actuellement interné en hôpital psychiatrique –, était sous l’emprise d’une « bouffée délirante aiguë » induite par sa consommation de cannabis – jusqu’à quinze joints par jour.

Mais si les deux dernières expertises estimaient que cette bouffée délirante avait entraîné une « abolition » du discernement, excluant automatiquement la tenue d’un procès, la première affirmait que l’abolition « ne [pouvait] être retenue du fait de la prise consciente et volontaire régulière de cannabis en très grande quantité », et qu’il convenait donc de retenir une simple « altération » du discernement du mis en cause, jugé de ce fait « accessible à une sanction pénale ». « Le crime de Kobili Traoré est un acte délirant et antisémite », avait ainsi écrit dans son rapport le psychiatre Daniel Zagury.

Tels étaient le 3 mars, les termes des débats devant la Cour de cassation, qui avaient tourné autour de l’interprétation de l’article 122-1 du code pénal : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. »

« Le droit actuel est insuffisant »

« La loi vise le trouble psychique et non pas la consommation de stupéfiants ou d’alcool », avait plaidé l’avocat Emmanuel Piwnica, qui représentait la famille Halimi, et avait demandé aux magistrats de « reconnaître que l’utilisation de produits stupéfiants ne peut servir de base à une cause d’irresponsabilité pénale ».

« La loi ne distingue pas selon la cause de l’abolition du discernement, avait répondu Patrice Spinosi, avocat de la défense. Il n’est nullement prévu une exemption d’irresponsabilité pénale lorsque l’infraction a été commise par le consommateur d’une substance stupéfiante. » « Aucun élément du dossier n’indique que la consommation de stupéfiants ait été effectuée avec la conscience qu’elle pouvait déclencher cette bouffée délirante », avait-il ajouté.

L’avocate générale Sandrine Zientara était allée dans le même sens, et avait requis le rejet du pourvoi, tout en reconnaissant que le droit « n’apportait pas une réponse adaptée à la situation » : « Il est possible d’estimer que le droit actuel est insatisfaisant. L’application de la loi entraîne bien ici une impunité totale, alors qu’il y a eu une faute, dont les conséquences, même non voulues et non anticipées, ont mené à la mort de Sarah Halimi. Le droit, dans cette affaire, a suscité une très grande incompréhension du corps social. »

Dans son arrêt rendu mercredi, la Cour de cassation a appliqué strictement le droit, en suivant l’« appréciation souveraine » de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris qui a, « sans insuffisance ni contradiction », conclu à l’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré. L’arrêt rappelle que l’article 122-1 « ne distingue pas selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition du discernement ». Dès lors que ce trouble, même éphémère, a été constaté par les experts psychiatres, peu importe qu’il provienne d’une pathologie ou d’une consommation de cannabis, la loi veut qu’il n’y ait pas de procès.

« Peu importe l’origine qui aboutit à l’état médical qui vous rend dangereux, la justice ne veut pas le savoir. Cela m’apparaît consternant et injuste », a réagi Francis Szpiner, avocat des enfants de Sarah Halimi. Son confrère Gilles-William Goldnadel, qui défend une sœur de la victime, déplore que, compte tenu d’une « contradiction » entre les experts, la Cour de cassation « n’ait pas laissé à la cour d’assises le soin d’arbitrer entre eux ». Muriel Ouaknine-Melki, autre avocate de la famille Halimi, a annoncé vouloir porter l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), ultime recours dont ni Me Goldnadel ni Me Szpiner ne sont partisans.

Réécrire l’article 122-1

« Désormais, on peut dans notre pays torturer et tuer des juifs en toute impunité », s’est indigné sur Twitter Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), tandis que la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) déplorait qu’un procès ne puisse se tenir : « Un drame supplémentaire qui s’ajoute à cette tragédie. »

« On peut comprendre la frustration des victimes en l’absence de procès, reconnaît Me Spinosi. Mais en l’état actuel, notre droit refuse le jugement des actes de ceux dont le discernement a été aboli. » Pour Thomas Bidnic, avocat de Kobili Traoré, « c’est une décision conforme au droit. La Cour de cassation a résisté à la démagogie ambiante ». Dans un communiqué commentant sa décision, la Cour réitère que « la loi sur l’irresponsabilité pénale ne distingue pas » les causes de l’abolition du discernement, et conclut : « Le juge ne peut pas distinguer là où le législateur ne distingue pas. »

Le législateur distinguera peut-être bientôt. Plusieurs propositions de loi visant à modifier le droit sur cette question ont été déposées depuis 2020. La dernière en date, présentée par plusieurs dizaines de sénateurs le 25 mars, propose de réécrire l’article 122-1, afin que le « trouble psychique ou neuropsychique » à l’origine de l’abolition du discernement n’exonère de responsabilité pénale l’auteur d’une infraction que s’il est « issu d’un état pathologique ou d’une exposition contrainte aux effets d’une substance psychoactive ». De sorte qu’une bouffée délirante aiguë provoquée par la consommation volontaire de cannabis ne pourrait plus, comme c’est le cas pour Kobili Traoré, être une cause d’irresponsabilité pénale et empêcher la tenue d’un procès.

Une mission pluridisciplinaire sur la responsabilité pénale lancée en juin 2020 par l’ancienne garde des sceaux, Nicole Belloubet, et chargée de plancher sur une éventuelle modification du droit en la matière, doit remettre ses conclusions au ministre de la justice Eric Dupond-Moretti avant l’été.