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Publié le 10 octobre dans Le Figaro
Simone Rodan-Benzaquen dirige les 7 bureaux d’AJC (American Jewish Committee) en Europe. Elle est originaire d’Allemagne et vit aujourd’hui en France.
Une semaine en Allemagne: vendredi, un Syrien de 23 ans essaye de rentrer dans une synagogue à Berlin en criant «Allah Ouakbar» et «F*** Israel». Il est arrêté mais aussitôt relâché par la police en raison d’ «absence de motif». Cinq jours plus tard à Halle, un néonazi tue deux personnes et tente d’entrer dans la synagogue de la ville, bondée en ce jour de célébration de Yom Kippour, fête du grand pardon.
Les discours fermes et les plans d’action contre l’antisémitisme n’ont pas fait évoluer les choses en France.
Le meurtrier a filmé l’attaque et l’a diffusée sur une plateforme de jeux vidéo. La vidéo contient un bref «manifeste», dans lequel le tireur explique ses «motivations». Il s’y présente comme «anon» - un terme qui désigne les utilisateurs des forums anonymes prisés de l’extrême droite. Il y explique vouloir s’attaquer «aux juifs, source de tous les problèmes», et clame sa haine du féminisme, «source du déclin des naissances, qui est le bouc émissaire de l’immigration de masse».
Le choc pour l’Allemagne est énorme. Comment imaginer que 74 ans après la Shoah, les Juifs doivent de nouveau craindre pour leur vie en Allemagne?
De manière spontanée, des veillées ont été organisées dans la capitale et la chancelière y a participé. Plusieurs responsables politiques se déclarent choqués par ces attaques et affirment que toute agression contre des Juifs est une agression contre la société tout entière. Ces paroles prouvent que ce problème est pris en considération dans les plus hautes sphères du pouvoir et que les responsables politiques sont résolus à y faire face.
Nous ne devons plus hésiter à condamner le moindre acte antisémite, si anodin soit-il en apparence.La réponse est qu’on ne résoudra rien avec des discours, aussi beaux et percutants soient-ils.
Si l’Allemagne n’agit pas rapidement et ne mène pas une politique cohérente de tolérance zéro, le pays connaîtra le même sort que la France, voire pire. Mais que signifie une tolérance zéro face à la montée de l’antisémitisme?
Cela veut dire que nous ne devons plus hésiter à condamner le moindre acte antisémite, si anodin soit-il en apparence. Nous ne devons plus tolérer les manifestations antisémites sous couvert de manifestations anti-israéliennes. Nous ne devons plus laisser des gens scander leurs infâmes slogans.
Les institutions judiciaires et les autorités responsables de la sécurité publique doivent agir rapidement et efficacement. Quel est le message envoyé aux Allemands juifs mais également à toute la société quand un individu qui essaye de rentrer avec un couteau dans une synagogue en criant «Allah Ouakbar» est aussitôt relâché? Comme le démontre la théorie de «la vitre brisée» (appliquée avec succès dans la ville de New York), laisser sans la réparer une seule vitre brisée crée un cercle vicieux: toutes les vitres du quartier seront brisées dans la même semaine.
Autrement dit, ce n’est pas la délinquance qui engendre le sentiment d’insécurité mais au contraire ce dernier, provoqué par les incivilités, qui engendre un sentiment d’impunité favorable au passage à l’acte. D’où la nécessité d’y remédier le plus tôt possible, tant que les gestes sont peu nombreux et avant qu’ils ne s’accumulent, en réparant, nettoyant, évacuant ce qui doit l’être. Que penser alors quand on apprend que la synagogue de Halle n’était même pas protégée par la police, malgré le fait que l’on pouvait s’attendre à plus de monde que d’habitude et la situation critique ce dernier temps?
L’Union européenne doit clairement faire comprendre que l’État de droit s’applique également à l’espace numérique.
Les mots du philosophe et sociologue allemand Theodor W. Adorno sont toujours d’actualité: «Il faut mettre en action les instruments de pouvoir dont nous disposons, sans sensiblerie, non pas pour punir ou pour nous venger de ces personnes, mais plutôt pour leur montrer que la seule chose qui les impressionne, soit la véritable autorité sociale, lutte contre elles de toutes ses forces.»
L’année dernière, en France, un petit garçon juif de huit ans a été tabassé et humilié par des jeunes de quinze ans. À cet âge, ils avaient déjà étudié l’Histoire du XXe siècle au collège, avaient déjà appris ce qu’était l’Allemagne dans les années 1930, et avaient sans doute déjà entendu parler de la Shoah. Mais s’ils avaient, malgré leur niveau d’instruction, assez de haine en eux pour agresser un garçon de huit ans uniquement parce qu’il était juif, cela signifie que le système scolaire ne leur a enseigné ni les leçons de l’Histoire, ni les valeurs civiques, ni le pluralisme. En effet, de nombreux rapports font état d’une perte d’autorité dans les écoles, les enseignants se trouvant dans l’impossibilité d’aborder certains sujets en cours d’Histoire, dont la question de la Shoah. Les enseignants ont besoin de soutien et d’une formation adéquate pour pouvoir y faire face. Il faut les préparer à démanteler les théories conspirationnistes, les préjugés et le fondamentalisme religieux, et à défendre la laïcité. Ils doivent être capables d’identifier et de condamner l’antisémitisme chaque fois qu’ils y sont confrontés.
Il convient également de mettre en place des dispositifs en dehors de l’école. Les réseaux sociaux comme Twitter et Facebook, mais aussi Google et sa plateforme vidéo YouTube, offrent aux antisémites et aux racistes un lieu d’expression où ils ne craignent pas d’être poursuivis. Ces entreprises doivent réagir plus rapidement et plus efficacement contre cette haine. L’Union européenne doit clairement faire comprendre que l’État de droit s’applique également à l’espace numérique.
Les partis démocratiques ne doivent en aucun cas créer un vide politique en négligeant des questions difficiles comme l’intégration ou l’islamisme.
De même, le populisme et l’extrémisme de droite doivent être combattus clairement et sans équivoque. Le terrorisme de droite constitue un fléau majeur, comme nous venons de le voir de nouveau avec l’attaque à Halle. Les adhérents sont, par définition, une menace pour la vie des Juifs en Allemagne. Les partis au pouvoir ont le devoir de mettre en place une stratégie cohérente et dure.
De plus, la lutte contre l’antisémitisme ne se limite pas aux frontières du pays ; en Allemagne et en France, elle relève aussi de la politique étrangère. Depuis des années, les fonds saoudiens, iraniens, turcs et qataris financent des organisations et des mosquées musulmanes qui encouragent la prolifération de l’extrémisme islamiste. Il faut absolument changer de cap. Premièrement, le «droit d’association» en Allemagne doit être modifié afin que les mosquées soient contraintes de divulguer la provenance de leurs revenus. Sur le plan politique, les associations islamiques doivent non seulement se distancier visiblement des islamistes et des extrémistes, mais elles doivent aussi se pencher sur le problème de l’antisémitisme dans leurs communautés. Précisons également que ni les Frères musulmans ni les organisations religieuses contrôlées par le régime iranien ne sauraient faire partie de ces associations légitimes. De même, les discours abstraits contre l’antisémitisme ne suffisent pas. Oui, il est possible de condamner l’antisémitisme par le biais de textes religieux. Cependant, il faut absolument tenir compte de la source, de la justification idéologique et du catalyseur pour les jeunes musulmans qu’est la haine d’Israël. Si les associations évitent cette question ou y sont indifférentes, le problème ne changera pas. Il faut également reconnaître que les contenus antisémites les plus radicaux et les plus épouvantables produits aujourd’hui proviennent du Moyen-Orient et parviennent jusqu’aux jeunes esprits en Europe qui les découvrent par le biais des médias du XXIe siècle. Les partis démocratiques doivent s’attaquer au problème ouvertement et sans crainte, en particulier dans le cadre de la lutte contre l’islamisme. Ils ne doivent en aucun cas créer un vide politique en négligeant des questions difficiles comme l’intégration ou l’islamisme.
Dans le cas contraire, les populistes de droite, qui ne contribuent pas au débat et ne font qu’attiser la haine, combleront ce vide.
Mais en vérité, la société doit revoir sa façon de concevoir la sécurité des Juifs. Lors de récents débats en Allemagne, par exemple sur le BDS, une indifférence fatale envers la sécurité des Juifs s’est glissée dans le discours politique. Apparemment, aucun lien n’a été établi entre les mots employés dans une démocratie et la violence antisémite qui sévit dans la rue.
L’enjeu de ce combat n’est rien de moins que l’avenir d’une Europe ouverte et libérale.
Dans ce contexte, les médias traditionnels ont une responsabilité toute particulière. Pendant des années, quelques intellectuels français visionnaires nous ont alertés qu’une couverture médiatique biaisée du conflit israélo-palestinien aurait des conséquences directes sur l’antisémitisme. Vingt ans plus tard, il est clair qu’ils avaient parfaitement raison. Et si, comme cela a été tristement repris dans le SPIEGEL il y a quelques semaines, le mythe de «la mauvaise influence juive sur la politique allemande au Moyen Orient» se répand, personne ne sera surpris de savoir que les théories conspirationnistes connaissent une dangereuse renaissance et gagnent la société non seulement sur internet et chez les jeunes, mais aussi dans les sphères politiques et professionnelles de la société.
Pour finir, dans la mesure où l’antisémitisme témoigne d’un plus grand malaise social, il convient de préciser que ce n’est pas un problème «juif», mais une forme de haine qui s’attaque aux fondements mêmes de notre société. L’enjeu de ce combat n’est rien de moins que l’avenir d’une Europe ouverte et libérale.