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Publié le 3 juin dans La République du Centre
Edgar Morin situe aux alentours de début mai les prémices de la rumeur.Celle-ci naît au départ dans les cours de récré des lycées de jeunes filles, où l'on aime à se raconter cette histoire tout à la fois effrayante et fascinante.
Du reste, le scénario n'est pas nouveau puisque des bruits similaires ont couru dans d'autres villes (Paris, Tours, Rouen, Le Mans, etc.) à la même époque. Mais, à Orléans, nous dit Edgar Morin, les fantasmes vont être alimentés par deux faits, totalement indépendants l'un de l'autre. Les voici :
Une boutique de prêt-à-porter du centre-ville innove en ouvrant un rayon baptisé "Aux Oubliettes", destiné aux jeunes femmes. Pour ajouter à l'ambiance médiévale, les cabines d'essayage sont installées dans une cave...
Parallèlement, dans son numéro qui paraît cette semaine-là, l'hebdomadaire Noir et Blanc publie l'extrait d'un ouvrage, L'Esclavage sexuel, qui relate le rapt d'une femme dans un magasin de confection à Grenoble. Celle-ci aurait soi-disant été retrouvée "dans l'arrière-boutique, plongée dans un profond sommeil", après avoir été "droguée".
Combien d'Orléanais et, surtout, d'Orléanaises l'ont lu ? Cela reste un mystère mais selon la police, c'est ce texte qui aurait donné corps à la rumeur naissante.
"Il semble que c'est autour du 20 mai que, tout en continuant à se propager dans la jeunesse féminine, le mythe commence à déborder au-dehors, sur le monde adulte", écrit Edgar Morin. On en parle dans les cercles familiaux, les cafés, les usines.
Six boutiques sont nommément incriminées : La Boutique de Sheila, Alexandrine, le Petit Bénéfice, D.D., Dorphé et Felix (chaussures). Tous ces commerçants ont un point commun : ils sont "relativement jeunes, modernes, dans le vent" et, surtout, ils sont juifs ("sauf Alexandrine, dont les patrons ont succédé depuis quelques semaines à des prédécesseurs juifs", précise Edgar Morin).
Le 23 mai, Henri Licht, gérant de Dorphé, rue Royale, apprend par un ami qu'une calomnie court sur son compte. On aurait retrouvé trois femmes ligotées et droguées dans le sous-sol de son magasin.
Les 29-30 et 31 mai, la rumeur se déchaîne. Le nombre de victimes présumées enfle. On passe à une vingtaine, puis à plus de 30.
Les ragots prétendent désormais que les boutiques sont reliées entre elles par des souterrains débouchant dans le lit de la Loire où, de nuit, les jeunes femmes sont emmenées par sous-marin vers des pays étrangers !
Le vendredi 30 mai, Henri Licht se rend au commissariat central pour déposer plainte. Il a reçu des coups de téléphone anonymes et sa boutique est désertée.
Le samedi 31 mai, veille de l'élection présidentielle et jour de marché, des attroupements se forment autour des magasins. Les commercants sont insultés, menacés. La tension est à son comble et la situation manque de dégénérer.
Fille d'un commerçant, Eliane Klein (aujourd'hui déléguée régionale du Crif) décide, avec sa soeur, d'envoyer des lettres à tous les journaux pour médiatiser l'affaire et dénoncer cette cabale anti-juifs.
Le lundi 2 juin, La Nouvelle République et La République du Centre se saisissent de l'affaire. Voilà ce qu'écrit notre journal, à l'époque.
À propos d'une campagne de diffamation
Depuis une semaine, une rumeur faisant état d'incidents, où le rocambolesque se mêle à l'immoral, circule à Orléans et met en cause plusieurs commerçants honorablement connus de la cité.
L'ampleur exceptionnelle de cette campagne menée de bouche à oreille s'explique partiellement par une propension trop répandue au colportage inconsidéré des ragots les plus invraisemblables. Sa persistance a cependant de quoi intriguer et on ne peut pas exclure l'explication d'un acte de malveillance utilisant délibérément la calomnie pour nuire aux commerçants visés.
Assurés que les bruits qui circulent ainsi n'avaient aucun fondement, nous nous étions volontairement abstenus jusqu'à présent d'y faire la moindre allusion, accueillant même avec un tranquille mépris le reproche que certains croyaient pouvoir adresser à la presse en raison de son silence.
Devant le développement insensé et inadmissible d'une véritable offensive du mensonge, nous croyons de notre devoir d'affirmer que les fables qui se donnent libre cours ne reposent sur rien d'authentique. En revanche, plusieurs victimes de cette campagne diffamatoire ont déposé plainte. La police procède à une enquête en vue de démasquer les auteurs d'accusations calomnieuses et il est par conséquent possible que cette regrettable affaire comporte des suites judiciaires.
Le mercredi 4 juin, débute la contre-offensive. La fédération départementale de la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme adopte une motion d'indignation et porte plainte contre X pour diffamation raciste. Les membres de la Ligue s'offusquent notamment que des professeurs soient intervenus auprès de leurs élèves pour les dissuader de se rendre dans les magasins mis en cause.
Début juin, des articles sortent dans Le Monde (7 juin), L'Aurore (le 10 juin), Le Figaro (le 11 juin), L'Express, Le Nouvel Observateur, pour démonter la rumeur, tout en ironisant sur la crédulité des Orléanais.
Dans les jours qui suivent, les communiqués pour que cesse la calomnie se succèdent : de l'Association des parents d'élèves du lycée Jean-Zay et du CES Jeanne-d'Arc, de l'Amicale du Loiret des anciens déportés, internés et familles de disparus, du Syndicat interprofessionnel des commerçants usagers du Châtelet, du Parti communiste, de l'évêque d'Orléans. Le Crif, de son côté, saisit le préfet.
L'écrivain Louis Guilloux, co-responsable de la Maison de la culture d'Orléans et du Loiret, appelle les Orléanais à manifester leur indigation et à soutenir les commerçants touchés, en signant un manifeste à la disposition du public. Il réunira plus d'un millier de signatures. Dans la foulée, un "comité de lutte contre la diffamation", présidé par Louis Guilloux, est créé.
"Entre le 2 et le 12 juin, se livre un combat décisif entre le bouche-à-oreille et l'article de journal, entre le mythe et les démentis, entre la rumeur et la polis. Le mythe ne pouvait, dès lors que, soit se dégonfler, soit s'enfler jusqu'à en crever", analyse Edgar Morin. Et le sociologue de constater : "Dès la fin de la première semaine de juin, les commerçants visés avaient retrouvé leur clientèle."
Les autorités, qui n'ont constaté aucune disparition de femmes à Orléans et ses environs pendant toute la période, pas plus qu'elles n'ont découvert de trappes dans les cabines d'essayage ou de seringues dans les talons des chaussures proposées à la vente, classent le dossier début juillet. On ne trouva jamais de responsable.
C'est aussi au cours de ce mois de juillet qu'Edgar Morin et son équipe se rendent à Orléans pour enquêter sur les causes et les mécanismes de propagation de ce délire collectif. Leur travail aboutira à la publication d'un essai et la rumeur d'Orléans constitue encore aujourd'hui un cas d'école.