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Le Crif - Afin de mieux lutter contre le racisme, l’antisémitisme et aussi pour veiller aux principes de laïcité, l’université de Reims Champagne-Ardenne avait décidé de vous nommer en décembre 2018 en tant que chargée de mission spécialement chargée de ces questions. Cette nomination intervenait après le constat fait par l’État d’une recrudescence d’actes antisémites dans différents établissements de l’enseignement supérieur en France. Quel est votre rôle ?
Isabelle de Mecquenem : Il est important de rappeler d'abord quelques éléments de généalogie politique. La création des chargés de mission laïcité et référents racisme et antisémitisme des universités et des établissements d'enseignement supérieur formait une proposition pour le ministère de l'enseignement supérieur du Plan de mobilisation pour la transmission des valeurs de la République annoncé par Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur, trois semaines après les premiers attentats djihadistes de janvier 2015.
Cette mesure a été reprise dans le plan "Une République mobilisée contre le racisme et l'antisémitisme" publié en avril 2015 par Manuel Valls qui était alors ministre de l'Intérieur.
Comme vous le savez, les universités sont "autonomes" depuis la Loi LRU de 2007, cette proposition n'avait donc pas force d'obligation. La Conférence des Présidents d'Université a, de son côté, invité les présidents à procéder à ces nominations sous l'appellation peut-être plus positive et consensuelle, de « chargé de mission laïcité », ce qui induisait tout de même une inflexion différente, même si l’esprit d’une laïcité bien comprise refuse les discriminations de toute nature.
La lettre de mission nominative restait donc à élaborer par chaque université en fonction d’une situation locale mais sans cadrage général préalable. Dans mon cas, j’ai donc réfléchi aux axes d'action qui me semblaient les plus pertinents, en prenant en compte l'ensemble d'une communauté universitaire avec ses caractéristiques, son environnement et ses potentiels, comme un nombre important d’étudiants étrangers. Promouvoir une culture du droit et une meilleure appropriation de la laïcité, insister sur l’exemplarité dans le respect des personnes sont des exigences des formations de haut de niveau de l’Université et de la vie des campus.
Il n’est pas besoin de faire du radotage moralisateur, du « prêchi-prêcha » pour reprendre la critique fréquente de l’éducation anti-raciste en milieu scolaire, ni abuser de l’événementiel. Au contraire, l’Université doit s’appuyer sur ses missions fondamentales d’enseignement, de recherche et de diffusion des savoirs pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme en s’appuyant sur son corpus savant et sur la culture au sens le plus universel de ce terme. Déroger à ce modèle découlant des normes académiques, c’est-à-dire des méthodes critiques, de la recherche de la vérité et de la liberté intellectuelle, serait une erreur foncière.
Pour revenir à l’histoire des référents racisme et antisémitisme, je m'interroge toujours sur ce qui représente pour moi une sorte d’étude de cas politico-bureaucratique et d'énigme en matière de décision, de responsabilité et d'efficacité publiques : comment une mesure qui participe d’une politique publique drastique suscitée par des attentats abominables n'a-t-elle pas fait l'objet d'une dévolution plus forte aux établissements ? Inciter à nommer des chargés de mission, organiser des séminaires nationaux sont des actions nécessaires mais qui ne suffisent pas à construire la légitimité d’une fonction, par ailleurs difficile à investir et a fortiori à concrétiser à l’ère de la massification universitaire, sans évoquer la dirimante question des moyens dans des établissements exténués par un sous-financement chronique.
Mais il est aujourd’hui plus important encore de rappeler que l'idée même de chargés de mission dédiés à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme a germé bien avant les attentats. En effet, en 2013 survient l'affaire de la pièce de théâtre antisémite montée par des étudiants de l'Université de La Rochelle (1). Une affaire qui a surtout révélé la pusillanimité de l'équipe dirigeante confrontée au contenu antisémite notoire d’un spectacle subventionné et encadré par l’Université. Or cette affaire idéologiquement très atypique constituait un symptôme déjà très alarmant, en témoignant d'une ratification culturelle des stéréotypes antisémites les plus effarants au sein d’une partie du monde étudiant séduite par un discours anticapitaliste vague, aux allures généreuses de justice sociale, mais pratiquant un rire carnassier dont le modèle était sans doute celui d’un entrepreneur politique et businessman, dont on connaît les vidéos virales, attirant des foules de toutes conditions sociales. Cette affaire où l’antisémitisme s’habillait d’ingénuité dans la critique radicale a confiné selon moi à une forme d’innocence exterminatrice que j'ai tenté d'analyser dans un article à paraître (2).
À l'époque, Michel Goldberg, maître de conférences à La Rochelle, fut le seul à protester contre cette ignominie, mais ne récolta dans son milieu professionnel que la vindicte et le rejet. C’est à l’extérieur de son université qu’il trouva un écho et de l’aide, notamment auprès du ministère et du Crif, mais son combat personnel fut vraiment éprouvant. Une fois aux côtés de Céline Masson, universitaire elle-même déjà très investie contre l'antisémitisme, tous deux élaborèrent un projet qui préfigurait le rôle des chargés de mission de l’enseignement supérieur. Ce travail fut porté à la connaissance de l’équipe de la cellule anti-discriminations du ministère qui l’accueillit de façon favorable.
Dès 2014, Céline Masson lança son initiative d'un comité de vigilance inter-universitaire dont Christian Margaria, conseiller formation et enseignement supérieur de la DILCRA, selon l'acronyme de l’époque, suivait l’évolution avec attention.
Je veux donc souligner que l’idée de référents et chargés de mission contre le racisme et l’antisémitisme est née des universitaires eux-mêmes qui s’apprêtaient à s’organiser en toute indépendance, selon la tradition fondatrice de leur corporation. La part d’événements traumatisants vécus, puis pensés et réfléchis à travers l’affaire de La Rochelle a été déterminante dans cette généalogie.
Le Crif - Vous êtes également coresponsable du réseau de recherche sur le racisme et l'antisémitisme. De quoi s’agit-il exactement ?
Comme la « visibilité », loin de l’usage subtil que Michel Foucault faisait de cette notion, est devenue une injonction des politiques universitaires de recherche, nous avons choisi de la mettre au service de buts qui nous paraissent pertinents. Le but est de regrouper des expertises, d’organiser des événements scientifiques, de favoriser la communication sur des thématiques proches, de diffuser et de produire des publications etc. bref les aspects classiques d’une activité scientifique, mais à plus grande échelle et avec plus de moyens.
Nous sommes parties en effet du constat initial d’un assez grand vide en ce domaine et nous voulions impliquer nos universités. Nous ne prétendons pas à établir de monopole et nous saluons les initiatives qui se sont manifestées en parallèle à la nôtre. Il faudrait d’ailleurs en faire à terme une cartographie rigoureuse. Surtout quand je pense en particulier au déficit et à la méconnaissance de travaux internationaux en matière de pédagogie anti-raciste, qui relèguent celle-ci au stade intuitif et empirique.
Clarifier l’articulation du monde de la recherche et du milieu associatif semble aussi nécessaire et nous espérons y contribuer, sans vouloir pour autant nous poser en instance de régulation et a fortiori de contrôle.
En créant ce réseau, nous avons également pensé que les référents racisme et antisémitisme pourraient ainsi intégrer une telle structure de recherche comme un nouvel outil mis à leur disposition.
Au-delà du développement scientifique, il existe aussi un besoin de la société civile en matière de diffusion des savoirs relatifs au racisme, à l’antisémitisme, aux logiques discriminatoires. Nous avons pensé que nous pourrions avoir un rôle de cette nature et l’avons donc inscrit à notre programme.
Le besoin d’une structuration est aussi venu de la conscience d’un risque inhérent à ces sujets de recherche qui est de pouvoir basculer dans une forme de militance politique induisant alors des clivages idéologiques délétères et un éventuel détournement de l’activité scientifique. Un large public a pu prendre conscience de cette réalité à travers une tribune collective dénonçant les progrès de l’idéologie décoloniale à l’Université, que Le Point a publiée il y a quelques mois. Cette idéologie promeut des conceptions racialistes qui paraissent dangereuses et régressives dans leurs conséquences sociales et politiques, opposées à la conception de la citoyenneté et du lien social démocratiques issue des théories modernes du contrat social. Le séparatisme comme méthode et projet…ce n’est pas mon idéal.
Si les études décoloniales ont une légitimité à l’Université, témoignant d’un besoin de renouvellement des approches critiques, on peut néanmoins s’interroger, comme le fait Dominique Schnapper dans son dernier ouvrage, sur cette logique qui consiste à segmenter le champ de la recherche en fonction d’objets prédéfinis créant des « marchés académiques » voire des « ghettos intellectuels ». Cette évolution récente est en train de gagner le monde académique français où l’expertise universitaire peut être mise en cause si elle n’est pas associée à une forme de légitimité extra-universitaire, liée à vos origines, votre genre, votre milieu social.
Le Crif - En novembre 2018, vous aviez publié avec Cécile Masson qui est référent racisme et antisémitisme, coresponsable du réseau de recherche sur le racisme et l'antisémitisme (RRA),professeure des universités, centre d'Histoire des Sociétés, des Sciences et de Conflits, Université de Picardie Jules-Verne, un article retentissant dans L’Obs, article intitulé : « Quant l’antisémitisme surgit à bas bruit en faculté de médecine. » Et, dans une tribune au Monde, Céline Masson et vous-mêmes appelaient à résister au climat d’antisémitisme diffus qui s’insinue dans la vie des campus. Pourquoi cet engagement ? Qu’est-ce qui vous inquiète tant ?
Isabelle de Mecquenem - Nous avons été particulièrement frappées par des faits sporadiques, survenus en début d’année universitaire et qui ont été médiatisés en raison de leur teneur notoirement antisémite, aussi flagrante qu’univoque, incidents également tous localisés dans des facultés de médecine. Qu’une étudiante soit ainsi traitée de « sale juive » et se trouve en butte pendant des semaines à des railleries de la part de ses camarades de promotion visant explicitement sa judéité nous a paru effarant. Nous avons affaire à un phénomène de meute surexcitée, à une morale de bande délinquante en blouse blanche soudée par de l’acharnement antisémite qui se défoule par le biais des réseaux sociaux : une véritable étude de cas anthropologique, puisque les agressions se sont déroulées dans une période d’intégration.
Nous avons éprouvé le besoin d’analyser et de comprendre ces faits, au-delà du choc qu’ils provoquaient du point de vue de l’éthique humaniste du serment d’Hippocrate. Nous avions déjà pointé l’argument et prétexte du rire servant à estomper la portée des propos agressifs dans des cas similaires, alors même qu’il s’agit d’un rire collectif prédateur. Devant cette récurrence, nous nous sommes interrogées sur la culture juvénile, sur le rôle des réseaux sociaux dans le primat donné à l’émotion et à l’instantanéité addictive, sur l’éducation et les ruptures générationnelles pouvant se traduire par le rejet du devoir de mémoire transmis par l’École, en essayant de tirer quelques fils interprétatifs et soulever quelques questions.
Le Crif - Les responsables des dix universités du Grand Est et des Hauts-de-France ont mis en ligne le 28 février 2019 un texte pour lutter contre l’antisémite qui aurait pu sévir dans leurs établissements (4). Ce texte fait suite à la multiplication des actes antisémites dans le pays. L’objectif est notamment d’encourager les victimes d’actes antisémites dans les universités à témoigner. Que pensez-vous de cette initiative ?
Isabelle de Mecquenem - Du point de vue de la réalité universitaire qui est plutôt concurrentielle, il est rare que des présidents d’université se regroupent ainsi, en l’occurrence pour publier un communiqué fédérateur et solennel destiné à marquer les esprits. Celui-ci avait pour but d’exprimer le rejet des actes antisémites que nous venions de connaître sur notre territoire, dont le plus récent était la profanation de 80 tombes juives dans le Bas-Rhin. Grâce à deux réseaux d’établissements préexistants, celui du Grand Est et celui des Hauts de France, l’initiative a pu être décidée très rapidement entre les présidents, en quarante-huit heures et au cours d’un week-end. J’ai particulièrement apprécié de pouvoir constater que les référents racisme et antisémitisme, égalité, diversité, laïcité ont été systématiquement associés à la signature des chefs d’établissements, ce qui renforçait la portée du message tout en les faisant mieux connaître, y compris auprès de leur propre communauté universitaire. L’impact médiatique et politique s’est avéré significatif, si je me fonde sur mon expérience, et le communiqué a été salué par la ministre de l’enseignement supérieur, puis cité en exemple par la CPU.
Ces soutiens et marques d’intérêt sont importants bien sûr. Cependant pour que les victimes puissent oser porter plainte et obtenir le soutien nécessaire dans chaque université, je pense qu’il faudra un travail de plus longue haleine, qui passe aussi par la responsabilisation des étudiants témoins de racisme et d’antisémitisme. Puisque les victimes ont souvent peur des représailles, il faut que les témoins agissent et rompent la sidération. Le sociologue Zygmunt Bauman donne une importance fondamentale au témoin passif dans la propagation des violences de cette nature. Nous devons infléchir cette logique pernicieuse par une meilleure conscience et connaissance du droit, puisque racisme et antisémitisme du quotidien forment des délits. Qu’une université ne soit pas le lieu d’affirmation des normes les plus élevées d’une société démocratique me paraît tout simplement choquant.
Le Crif - Etes-vous inquiète ?
Isabelle de Mecquenem - L'inquiétude est une disposition d'esprit qui peut rendre plus lucide et vigilant et à ce titre, elle s’impose hélas comme d'actualité.
L'expression ressassée d'une "libération de la parole antisémite" à propos des faits en série récents m’indispose profondément. Car à quoi tenaient l’endiguement et la censure précédente alors ? À des forces obsolètes qui s’appelleraient : éducation, respect d'autrui, morale, civilisation, État de droit et Code pénal ?
L'antisémitisme serait-il comparable à une force de la nature à l'état latent, qui entrerait brusquement en éruption comme un volcan se réveille de façon cyclique ? Cette naturalisation implicite, dans la variante pulsionnelle que l’on nous propose aujourd’hui, me paraît constituer une grille de lecture trompeuse et un obstacle à la compréhension d'une crise qui doit d'abord être politique et morale, et qu'il s'agit de restituer dans l’histoire socio-politique.
L'antisémitisme se révèle aujourd'hui polymorphe sur le plan idéologique et s'est globalisé. Reconnaître le "bon vieil antisémitisme" peut créer une illusion de reconnaissance et une fausse sécurité cognitive au lieu de clarifier une conjoncture qui offre des aspects contradictoires, comme un individualisme erratique s’articulant à un tournant politique identitaire. Ne faut-il pas chercher d’abord à décrire le plus rigoureusement possible le processus de décomposition-recomposition en cours, dans l'attente de concepts adéquats pour le décrypter vraiment ?
Tel est l’éclairage que j’attends du travail indispensable des politistes et des historiens contemporains, comme Pierre-André Taguieff, qui s'efforcent de recueillir des indices, de forger de nouvelles hypothèses et catégories d'analyse, d'étayer des interprétations dans une perspective à la fois constructive et critique.
J'insisterai pour conclure sur le point lumineux mais toujours fuyant de la liberté, qui désigne la puissance intérieure concrète de refuser notre propre violence intime, une faculté proprement humaine de délibération, avant même de pouvoir nous conduire à de véritables actes de libération, au sens non dévoyé de ce terme, si rares au cours d’une vie finalement, mais signes d'une vie accomplie. Avons-nous encore cet espace-temps d’auto-examen, ce for intérieur où l’autopsie de nos propres préjugés et illusions peut s’effectuer, cet écart à nous-mêmes qui seul peut nous rendre effectivement libre ? Or, sans ce principe de liberté, qu’il soit croyance ou postulat, peu importe, on ne peut tout simplement plus parler d'humanité.
Note
1) La collection des Etudes du Crif, a publié à ce sujet le récit de Michel Goldberg et Georges-Elia Sarfati, « Une pièce de théâtre antisémite à la Rochelle », numéro 25, octobre 2013, 60 pages. http://www.crif.org/fr/
2) Isabelle de Mecquenem « Retour à La Rochelle. Un cas d’antisémitisme sans antisémites », dans L’Antisémitisme contemporain en France : rémanentes ou émergences ? sous la direction de Allouche J., Attias C., Jikeli G., Zawadzki P., Presses Universitaires de Rennes, 2019 (à paraître).
3) Dominique Schnapper, La citoyenneté à l’épreuve. La démocratie et les juifs, Paris, éd. Gallimard, col. « NRF Essais », 2018.
4) https://etudiant.lefigaro.fr/