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Vous avez été nommé préfet en mission de service public et délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), en Conseil des ministres le 3 mai 2017 et vous succédiez ainsi à Gilles Clavreul. Rappelons que la délégation a été créée en février 2012. Pourriez-vous nous rappeler quel est le rôle et quelles sont les missions précises de la Dilcrah et comment concevez-vous son rôle ?
Frédéric Potier : La DILCRAH a pour mission de coordonner le travail des ministères en matière de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. Il s’agit d’une mission transversale qui implique de très nombreuses structures publiques, associatives et parfois même privées. D’où le rattachement direct au Premier ministre, Edouard Philippe, et à Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat à l’égalité femmes/hommes pour ce concerne la partie haine anti-LGBT. La DILCRAH est une structure légère (une dizaine d’agents), mais très souple et dynamique, qui a pour vocation de porter une politique publique très particulière qui est celle de lutter contre la haine. Le délégué doit incarner personnellement ce combat par une parole forte dans les médias tout en ayant pour préoccupation principale la réalisation d’actions concrètes sur le terrain. J’essaie d’exercer cette tâche à ma façon.
La mobilisation des pouvoirs publics est à l’œuvre à travers la préparation du plan de lutte contre le racisme et l'antisémitisme 2018-2020 qui associe l'ensemble des ministères concernés et devrait faire une large place aux acteurs de la société civile. Pourriez-vous nous expliquer de quoi il s’agit et nous rappeler ce que devrait être la contribution de la DILCRAH à l’élaboration de ce plan ?
F.P. : Le Premier ministre a annoncé que le nouveau plan national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme 2018-2020 serait lancé à l’occasion de la semaine nationale d’éducation et d’actions contre le racisme et l’antisémitisme qui se déroulera du 19 au 25 mars prochains. Dans ce cadre nous avons lancé une large consultation des acteurs associatifs et de la société civile. Ce plan, dont le Premier ministre a confié la rédaction à la DILCRAH, sera large et ambitieux. Il couvrira de nombreux domaines, et en particulier Internet où prolifèrent aujourd’hui les messages de haine. Ce plan cadrera notre action pour les années à venir, il structurera les engagements de l’ensemble des ministères. La DILCRAH sera amené à le déployer sur le terrain dans les plus brefs délais.
En novembre 2017, la DILCRAH a lancé le 3e appel à projets locaux contre le racisme et l'antisémitisme. Cet appel à projets locaux permet notamment de financer des actions pédagogiques, de formation continue, de lutte contre les stéréotypes et d'aide aux victimes. En 2017, cet appel à projets a permis de financer 548 projets pour un montant total de 2 millions. De quoi s’agit-il exactement ?
F.P. : Il s’agit d’une enveloppe financière à la main des préfets de départements qui peuvent ainsi apporter des financements au plus près du terrain. Il permet de soutenir des actions de taille parfois modeste mais qui peuvent avoir un impact important, je pense en particulier aux interventions en milieu scolaire ou aux visites dans les lieux de mémoires. Le nouvel appel à projets pour l’année 2018 devrait confirmer le dynamisme du secteur associatif contre le racisme et l’antisémitisme.
La DILCRAH intervient dans les écoles de police ou de gendarmerie et ces formations sont souvent très bien accueillies. Il est également question de formation des magistrats. De quoi s’agit-il ?
F.P. : J’ai obtenu l’accord de principe du directeur de l’Ecole Nationale de la Magistrature pour que la DILCRAH intervienne dans la formation initiale des futurs magistrats en plus des formations permanentes déjà prévues. La formation des magistrats au racisme et à l’antisémitisme est essentielle. Elle doit d’ailleurs ne pas se concentrer aux seules questions juridiques ou de procédures, elle doit permettre à ces hauts fonctionnaires de mieux comprendre les ressorts de ces fléaux.
Vous rencontrez également de nombreux représentants d’associations dans les départements ? Quid des réunions du Comité opérationnel de lutte contre le racisme et l’antisémitisme de Paris (CORA) ? De quoi s’agit-il ?
F.P. : Les comités opérationnels de lutte contre le racisme et l’antisémitisme (CORA), présidés par les préfets dans chaque département, constituent des lieux précieux d’échanges d’informations mais aussi de présentations d’actions très concrètes. Y sont présents des représentants d’associations, de cultes, de services de l’Etat ainsi que des élus locaux. Mon objectif est de renforcer encore davantage le caractère opérationnel de ces instances et d’éviter des débats trop théoriques ou généraux. Il faut être dans l’action !
"Les actions violentes antimusulmanes sont passées de 67 à 72 entre 2016 et 2017, tandis que les actions violentes antisémites connaissent une hausse de 77 à 97."
Le 31 janvier 2018, le ministère de l’Intérieur a communiqué les chiffres annuels des actes racistes et antisémites. Des chiffres généralement attendus et qui permettent de dresser un état des lieux. Le ministère a fait état d’une baisse globale de 16 % de ces actes entre les années 2016 et 2017, alors que les « actions violentes » augmentent (+26 % pour les actes antisémites cette année, contre +7,5 % pour les actes islamophobes). Et, si les atteintes aux lieux de culte et aux sépultures (2016 – 2017) ont baissé de 7,5% pour les Chrétiens ; de -15% pour les Musulmans, les actions contre les sites Juifs, ont augmenté et enregistrent une hausse de 22%... Qu’en pensez-vous ?
F.P. : Ces chiffres sont contrastés. La baisse globale des actes ne doit pas masquer de réelles sources de préoccupations puisque les actes violents (contre les personnes ou les biens) sont en augmentation. Les actions violentes antimusulmanes sont passées de 67 à 72 entre 2016 et 2017, tandis que les actions violentes antisémites connaissent une hausse de 77 à 97. Nous avons donc une problématique liée au « passage à l’acte » des auteurs. Ces chiffres corroborent les inquiétudes relayées par la société civile ou les associations. Ils justifient une mobilisation générale de l’ensemble des Français.
Lors d’une interview au Point (4 févier 2018), vous parliez de « nouvel antisémitisme ». Mais quel est selon vous ce nouvel antisémitisme ?
F.P. : C'est un antisémitisme qu'on retrouve plutôt dans les quartiers, alimenté par l'islam radical et par le conflit au Proche-Orient. Mais il faut aussi rappeler que l'antisémitisme est ancien dans notre pays. Comme l'a dit le Président de la République lors de la cérémonie du Vél' d'Hiv le 16 juillet dernier, il n'est pas né et il n'est pas mort avec le régime de Vichy. Le nouvel antisémitisme se nourrit de l’ancien : on y retrouve la diffusion de textes comme les protocoles des sages de Sion ou les mythes du grand complot mondial judéo-maçonnique. L’un comme l’autre doit être combattu.
Comment peut-on lutter plus efficacement contre l’antisémitisme ?
F.P. : C'est un combat qu'il faut mener sans relâche, quelles que soient les formes, en luttant notamment contre les clichés, les stéréotypes, ce qui passe par l'éducation en priorité. Il n’y a en la matière aucune recette miracle mais je crois à notre capacité collective à faire changer les esprits. Nous avons mis à la disposition des enseignants des modules de formation en ligne avec le soutien de grands sociologues comme Dominique Schnapper ou Michel Wieviorka. Nous avons relancé par exemple la semaine d'éducation et d'actions contre le racisme et l'antisémitisme. Nous avons aussi soutenu au mémorial de la Paix de Caen une exposition sur les dessins et caricatures antisémites. Dans le cadre du prochain plan national nous mobiliserons encore davantage les lieux de mémoire et les institutions culturelles. Aujourd’hui le Mémorial de la Shoah ou le camp de Milles ont engagé des actions extrêmement pertinentes et novatrices envers les jeunes. Je crois aussi beaucoup à l’implication des élus locaux que je souhaite structurer en réseau. Nous devons également renforcer l’efficacité de nos messages en évitant une parole trop figée et institutionnelle pour privilégier les canaux associatifs.
"Lorsqu’on est victime d’un acte antisémite ou raciste ou homophobe, on est attaqué pour ce qu’on est ou pour ce qu’on représente."
Porter plainte pour antisémitisme ou racisme : pourquoi est-ce difficile ?
F.P : Lorsqu’on est victime d’un acte antisémite ou raciste ou homophobe, on est attaqué pour ce qu’on est ou pour ce qu’on représente. Aller porter plainte est donc forcément plus délicat sur le plan émotionnel ou psychologique que pour un simple vol. Il faut aussi pouvoir apporter des éléments de preuve, ce qui n’est pas toujours aisé. C’est pour cette raison que nous comptons améliorer très significativement la formation des agents de Police et de Gendarmerie. Il faut que la parole de la victime soit mieux prise en compte lors du dépôt de plainte puis lors de la suite de la procédure.
Comment lutter contre toutes les formes de discrimination ?
F.P. : Tout d’abord il faut bien distinguer ce qui relève la haine pure de la discrimination. S’agissant des discriminations qui peuvent être ethniques, religieuses ou géographiques, l’Etat finance régulièrement des campagnes de testing pour prouver ce type de pratiques délictueuses. Un comité interministériel doit se réunir au mois d’avril prochain pour donner une nouvelle impulsion à l’action publique en la matière.
Le Parti des indigènes de la République soutient qu’il y aurait un racisme d’Etat et certains organisent des réunions en non-mixité, ces derniers temps. Qu’en pensez-vous ?
F.P. : Je conteste fermement cette notion de racisme d’Etat, c'est une aberration. Nous ne sommes pas l'Allemagne nazie ou l'Afrique du Sud du temps de l'apartheid ! Il n’y a pas de ségrégation dans nos lois. Je conteste tout aussi fermement les concepts de « racisé », de « blanchité » ou de « souchien ». La non-mixité n'est évidemment pas une solution, et elle représente un danger important de repli sur soi et d'extrémisme identitaire. La grande force de nos valeurs républicaines, c'est leur universalité. Ce qui ne veut pas dire qu'on a réussi à mettre entièrement en application cet idéal. Il y a encore beaucoup d'inégalités et d’angles morts dans l’application des valeurs de la République, mais ce n’est pas une raison pour abandonner la philosophie des Lumières alors que nous allons célébrer le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme qui a valu un prix Nobel de la Paix à René Cassin !
Sur Internet, les insultes, les menaces et les innombrables appels à la violence échappent souvent à la justice. De même que les éditeurs et les journalistes sont responsables de leurs déclarations, les opinions exprimées sur les réseaux sociaux doivent-elles se conformer à un cadre juridique plus strict ? Est-il nécessaire de trouver des solutions pour lutter contre les propos discriminatoires ou offensants et contre les fausses informations qui circulent en particulier sur internet ? Faut-il faire modifier/faire évoluer la Loi pour la confiance dans l’économie numérique qui date de juin 2004 ? --- Comment la DILCRAH agit pour signaler les auteurs de contenus illicites et sensibiliser les plateformes à l'effort de modération ?
F.P : La loi pour la confiance dans l’économie numérique a été discutée avant la création de Facebook (2004) et de Twitter (2006). Les dernières campagnes présidentielles américaines et françaises ont connu une prolifération de fake news, ce qui pourrait être de nature de remettre en cause la sincérité du scrutin. On voit bien qu’il y a là matière à faire évoluer les normes juridiques tant à l’échelle nationale qu’européenne. Je salue d’ailleurs les propositions communes faites par cinq associations particulièrement impliquées dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA - SOS Racisme – UEJF - J’accuse - MRAP). La DILCRAH anime actuellement de nombreux groupes de travail avec les associations et les acteurs du numériques pour lutter plus efficacement contre la haine sur Internet et mettre à niveau le droit actuel.
Quelle est votre perception du traitement médiatique sur les questions de racisme et des discriminations ?
F.P. : Ces questions sont d’une extrême sensibilité bien sûr. Elles impliquent des journalistes parfois très engagés. J’essaie en ce qui me concerne de ne pas sur jouer des clivages politiques ou de ne pas alimenter des polémiques sur les réseaux sociaux. Claude Bartolone me disait souvent à l’Assemblée nationale que la démocratie ce n’est pas la guerre civile. Le débat public peut être vif, mais il doit être respectueux. J’essaie de parler haut et fort, mais surtout de m’assurer que les actes suivent.
"Je persiste et je signe sur les deux sujets : Charles Maurras n’a pas sa place dans les commémorations officielles de la République et rééditer les écrits antisémites et racistes de Céline sans un accompagnement scientifique et historique exhaustif serait extrêmement dangereux."
Vous avez été premier à avoir demandé à ce qu'on retire Charles Maurras des commémorations nationales de 2018. Précédemment,vous aviez reçu et mis en garde l'éditeur Antoine Gallimard pour la publication des pamphlets antisémites de Céline (projet depuis « suspendu »). Deux polémiques qui ont agité les milieux intellectuels...
F.P : Je persiste et je signe sur les deux sujets : Charles Maurras n’a pas sa place dans les commémorations officielles de la République et rééditer les écrits antisémites et racistes de Céline sans un accompagnement scientifique et historique exhaustif serait extrêmement dangereux. Sur ces polémiques, il ne faudrait pas croire qu'il y aurait d'un côté les intellectuels et les historiens, et de l'autre les politiques ou les méchants technocrates de la DILCRAH. Nos positions ont été soutenues par de nombreux intellectuels (Taguieff, Debono…). Nous ne sommes évidemment pas une agence de sélection de ce qui serait officiel ou pas. Je suis chargé de mener la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, et je l'exerce. C'est tout.
Fin 2016, la Délégation interministérielle a vu son champ d'intervention élargit à la lutte contre la haine et les discriminations anti-LGBT. Que fait la DILCRAH contre l’homophobie ?
F.P. : Cette compétence est revenue à la DILCRAH en juillet 2016 à la suite de la tuerie dans une boîte de nuit à Orlando en Floride. En 30 ans, nous sommes passés d’une homophobie d’Etat à un Etat qui soutient les associations LGBT et la Gay Pride. C’est la preuve qu’on peut faire bouger les mentalités. Un plan national a été lancé en décembre 2016. Nous avons soutenu financièrement 128 structures au cours de l’année 2017. Pour l’année 2018 nous soutiendrons des projets importants comme les Gay Games qui se tiendront à Paris en août prochain ou le projet d’avoir un centre national d’archives LGBT. Nous luttons avec la même énergie contre toutes les haines.