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Published on 20 March 2017

#Analyse - Le "Djihad" ou le droit à la mort, par Eric Marty, écrivain, professeur de littérature française à l’Université de Paris VII

Retour sur les tragiques événements de Toulouse, décryptage et analyse

Les événements de Toulouse du printemps 2012 représentent une césure, un tournant, le point de départ d’une séquence dont nous mesurons aujourd’hui avec effroi le calendrier chaotique, intermittent, monstrueux, mais parfaitement calculé, qu’ils inauguraient. Comment ne pas y revenir maintenant après les meurtres qui leur ont succédé ?

D’abord se rappeler :

 

Bernard Stiegler, philosophe et disciple de Derrida, dix jours seulement après la tragédie, déroulait, dans Le Monde du 29 mars, à partir de l’axiome de Leibniz selon lequel « toute chose a sa raison », un flot de motifs à l’événement : depuis la crise des subprimes, la financiarisation de l’économie, le neuromarketing, la sous-estimation par le président Sarkozy de la valeur de La Princesse de Clèves. Un autre philosophe, François de Bernard, deux jours avant dans Libération, avait fait de l’État français, désigné comme pyromane, le vrai responsable moral des assassinats dans une tribune intitulée « Mais qui met le feu à la cité ? » Nous connaissons bien ce bavardage qui hante tout événement pour mieux le dissoudre : les surdéterminations multiples, hétérogènes, parfois risibles – comme l’allusion à La Princesse de Clèves -, se sont constituées immédiatement comme rideau de fumée et comme discours officiel, même si, il faut être juste, d’autres points de vue ont pu se faire jour. Le texte d’Abdennour Bidar sur les points mortifères qui vampirisent l’Islam (Le Monde le 24 mars) ou encore celui d’Elie Wiesel « Les enfants, cibles historiques des ennemis du peuple juif » (Ibid).

 

     Le discours écran sur l’événement ne peut être balayé d’un revers de main car il lui appartient d’une certaine manière. Et par exemple, à l’arrière-plan de ces discours, la question de l’islamophobie. L’énoncé de l’événement, son seul énoncé, n’était-il pas islamophobe ? La seule mention du nom du meurtrier, puisqu’il identifiait le coupable comme d’origine arabo-musulmane, n’était-il pas comme tel, un acte d’islamophobie ? Toute référence à ses origines, à sa religion n’étaient-elles pas une manière de salir l’Islam et de stigmatiser les musulmans ? Dans Le Monde, le 26 mai 2012, et relié de manière explicite à l’affaire, était publié un dossier intitulé « Pourquoi la phobie de l’Islam enfle ? » Dans ce dossier les meurtres de M. Merah n’étaient perçus que sous un seul angle : le risque qu’ils alimentent le racisme anti-arabe et l’exclusion.

 

    C’est là un trait strictement pervers de l’événement antisémite : énoncer l’événement tel qu’en lui-même c’est lui conférer une puissance que son auteur cherchait à obtenir en l’accomplissant. Tel est l’alibi de ceux qui ont cherché à en faire un fait divers, une conséquence sociologique de l’urbanisme des cités, ou un cas psychiatrique. Le dossier du Monde parlait à propos des meurtres de M. Merah de « prophétie auto-réalisatrice », la prophétie antisémite ne se réalisant que pour autant qu’on la prend au sérieux.  Et si l’on poussait un peu le paradoxe, on pourrait en conclure que sont les Juifs qui font l’antisémite pour autant qu’ils dénonceraient l’agression dont ils ont fait l’objet comme étant une agression antisémite. C’est là par exemple la position d’Alain Badiou sur la Shoah : il ne faut pas avoir de compassion pour les victimes de l’extermination en tant que juives car ce serait rentrer dans la logique des nazis et d’une certaine manière reconduire et donc légitimer l’entreprise antisémite elle-même. La conclusion alors est la suivante : Il faut d’une part neutraliser tout risque d’islamophobie en faisant silence sur l’identité du bourreau, et d’autre part tout risque d’antisémitisme an faisant silence sur l’identité des victimes.

 

     Un autre silence hante l’événement constitué par les assassinats de Toulouse, et principalement des trois enfants juifs de l’école Ozar-Hatorah le 19 mars 2012. Ce silence repose sur un acte unique de langage, car, là encore c’est toujours le langage qui est la source du silence. Son opérateur est la substitution. Aux morts, on a substitué la figure écran du meurtrier. Et cela, au point d’effacer la mémoire - l’existence - des victimes et leur nom. Que disent les noms d’Arieh (5 ans) et de Gabriel (4 ans) Sandler, ou celui de Myriam Monsenego (8 ans), poursuivie dans la cour de l’école, assassinée de trois balles dans la tête, tandis qu’on l’immobilisait par les cheveux ? Que disent ces noms face à celui que nous avons tous à l’esprit, Mohamed Merah ?

 

    Cette substitution est fascinante. Elle a pour point de départ la diffusion presque immédiate - dès le 22 mars, trois jours après les assassinats - à la télévision d’une vidéo mettant en scène Mohamed Merah lors d’un rodéo en voiture, dans un terrain vague, surgissant, dans le soleil et la poussière, avec un sourire éclatant de toute puissance. Il y eut le film, et puis les innombrables captures d’écrans qui ont donné lieu aux photos illustrant désormais systématiquement les articles consacrés aux meurtres de Toulouse. Mais quelle illustration ? Qu’illustraient donc les images de ce visage souriant, lisse, saisi dans une aura de lumière ? Quel rapport cela avait-il avec la mort, avec les meurtres ? À l’événement, s’est substitué le discours du pur fantasme dont cette image troublante a donc eu fonction d’amorce. Ce que l’on consomma alors c’était l’image du meurtrier, dévoilée sous la forme parfaite du mythe, d’un mythe de jouissance : meurtrier solaire, lumineux, sauvage.

 

    Simultanément à cette prise de pouvoir de la mimésis sur l’événement, s’opérait l’auto effacement de toute image du côté juif. Au lendemain de leur assassinat, les victimes avaient silencieusement disparu, loin de Toulouse, et étaient inhumées à Jérusalem, au cimetière de Har Hamenouhot.

 

    Néanmoins, on le sait, les images des enfants assassinés existent, et même les images de leur mise à mort, puisque le meurtrier possédait une caméra fixée sur son corps, œil divin, enregistrant le sacrifice simultanément à l’acte, et cela dans la grande tradition djihadiste qu’a illustré par exemple la vidéo de la décapitation du journaliste juif américain Daniel Pearl au Pakistan, et qui fascinait apparemment Merah en son miroir. Au miroir de l’enregistrement de ses meurtres dont il fit le montage, et qu’il fit parvenir à la chaîne Qatari Al Jazeera.

 

    Pourtant, le narcissisme pervers et phallique, constitutif de l’acte djihadiste comme Jean Genet le laisse transparaître dans ses portraits de kamikazes palestiniens du Captif amoureux, n’est pas seulement homogène aux coordonnées de notre société des images. Il a permis le silence politique en transformant les meurtres bien réels qui ont été accomplis en un geste imaginaire. Et c’est seulement par là que la société française a pu accéder à une forme de réconciliation sur l’effacement des victimes. Cet effacement a réuni tout le monde : la police qui, en la personne de Bernard Squarcini, s’exonéra de toutes ses bévues en énonçant que le problème est plus médical que politique, ou Jean-Luc Mélanchon pour qui Mohamed Merah n’était qu’un « dégénéré » dont le coup de folie risquait de remettre en cause sa campagne électorale.

 

   Pourtant, tout le monde se souvenait encore de la colère de Jean-Luc Mélenchon, au mois de février précédent, lorsque M. Le Pen avait cité un poème de Brasillach à la fin d’un de ses discours : « Collabo ! Fasciste !! », avait-il hurlé. Jean-Luc Mélenchon nous fit alors nous souvenir de l’appel de Brasillach, lors des déportations des juifs en 1942, « à ne pas oublier les petits ». La phrase exacte de Brasillach, dans Je suis partout, était « Il faut se séparer des juifs en bloc et ne pas garder les petits » Mais qu’importe, car la question, aujourd’hui, est moins dans l’exactitude des propos rapportés que dans le sérieux de cette colère. En effet, par une coïncidence temporelle stupéfiante – et qui n’est sans doute pas une simple coïncidence – Mohamed Merah, en pénétrant dans l’école Ozar-Hatorah, en y assassinant d’abord deux enfants juifs, puis en poursuivant une troisième, en la prenant par les cheveux et en la tuant, avait appliqué à la lettre, le mot d’ordre attribué à Brasillach par Jean-Luc Mélenchon quelques semaines auparavant, et qu’il stigmatisait justement « N’oubliez pas les petits ! »

 

      Jean-Luc Mélenchon n’a eu pour ce crime que les mots, les pauvres mots, qui aujourd’hui traînent dans tous les journaux, dans les innombrables tribunes d’intellectuels : un simple acte de folie, un crime absurde, ne stigmatisons pas etc.  Or, l’amnésie de Jean-Luc Mélenchon – cette amnésie à l’égard de propos qu’il avait pourtant tenus seulement quelques semaines plus tôt – n’a été que le symptôme d’un déni extraordinairement profond qui touchait, hélas, une grande partie de la classe intellectuelle. Oui, sans doute, y a-t-il des actes fous. Ces sont les actes illisibles. Illisibles parce qu’on ne veut pas les lire. Je ne sais si Mohamed Merah était ou non un psychopathe. Je sais seulement que, tout comme pour un nazi ou un « collabo » de 1942 abreuvé de propagande antisémite, pour quelqu’un qui regarde aujourd’hui sur internet les prêches quotidiens de certains imams du Moyen-Orient, tuer des enfants juifs n’est en rien un acte de folie puisque les Juifs y sont décrits comme des porcs, des singes, des êtres inférieurs, doués d’obscurs desseins contre les musulmans, et passant leur temps à tuer, à empoisonner, à corrompre, à torturer, à vouloir l’asservissement de l’humanité entière. La charte du Hamas n’incite-t-elle pas à tuer les Juifs et à faire de leur meurtre un acte sacré ?  Pour qui baigne dans un tel climat de haine, est-il si anormal de passer à l’acte ? L’idée que l’État israélien est un État criminel est si familière à l’opinion qu’on a pu laisser dire à Leïla Shahid qu’en tuant des enfants juifs pour venger « les enfants de Gaza », Mohammed Merah n’avait fait que les assassiner une seconde fois, comme si les morts occasionnées par les guerres pouvaient être, un seul instant, comparées aux meurtres délibérés, individuels, intentionnels de Toulouse. Comme si finalement les seules victimes de Mohamed Merah étaient les enfants de Gaza.

 

    Pourquoi Mohamed Merah s’est-il rendu à l’école Ozar-Hatorah pour y tuer des enfants ? Certains ont dit que c’était par hasard, faute d’avoir trouvé la cible qu’il avait choisie, deux policiers. Peut-être. Mais est-ce par hasard s’il a poursuivi dans la cour de l’école sa dernière victime, cette petite fille qu’il a pourchassée pour la tuer au nom des « enfants de Gaza » ? Les psychologues, comme M. Mélenchon, ont sans doute mille idées là-dessus : « fou furieux », « dégénéré », « criminel absurde ». Mohammed Merah a tué cette enfant à cause des mensonges, des innombrables et quotidiens mensonges dont Israël est l’objet, à cause des appels au meurtre visant les Juifs... Et tout le reste est littérature.

 

   Il s’agit donc d’un silence bien difficile à rompre. Enregistrer les meurtres de Mohamed Merah comme réels n’est-ce pas tout simplement leur donner une réalité ? N’est-il pas plus simple de les effacer ? N’est-ce pas moins dangereux ? Moins risqué ? Y compris pour les victimes elles-mêmes ? N’est-il pas en leur intérêt d’avoir été victime d’un « dégénéré » plutôt que d’une action antisémite, pensée, désirée, accomplie avec esprit de système ? Et si au fond tout cela n’était que fiction ?  L’événement devient alors pur simulacre, « Moi Mohamed Merah », peut écrire Salim Bachi à la Une du Monde des livres du 30 mars 2012.

 

   Face au pur régime mimétique qui est en fait le seul ordre auquel l’événement a été soumis et demeure soumis, il y eut un bref épisode tout à fait fondamental, où, contre le régime mimétique, quelque chose de l’ordre symbolique a fait une brève apparition. Comme dans l’univers tragique, et répondant sans doute à une angoisse ou une interrogation venue de l’espace tragique, on s’est demandé, ou plutôt un homme s’est demandé, Pierre Cohen, maire de Toulouse, s’il était vraiment envisageable que le corps de Mohamed Merah soit enterré en terre toulousaine, là où le sang avait coulé, retrouvant, de manière singulière et intense, le sens symbolique de ce qu’est une sépulture. Il y avait soudain pour lui comme une impossibilité à ce que le corps de Mohamed Merah soit accueilli par la terre qu’il avait souillée par son acte : c’est là le thème de la tragédie grecque, c’est l’un des thèmes d’Antigone. Le personnel politique français n’y a rien compris et, après un moment de silence, comme l’exil du cadavre en Algérie était impossible, on a trouvé scandaleuse l’attitude de Pierre Cohen. Mohamed Merah était français répétait-on. Mais je crois que nous fumes nombreux à avoir compris la douleur qu’il y avait à ce que Mohamed Merah, après les actes impardonnables qu’il avait accomplis, trouve le repos là où la terre ne serait plus jamais en repos. Quelque chose d’angoissant, car, au même moment, les victimes, vite et silencieusement disparues, absentes de toute image, marquaient d’un vide terrible la terre d’où ils seraient éternellement absents. Et il y avait dans le choix de la terre d’Israël comme sépulture – au delà du fait bien sûr que les victimes étaient aussi israéliennes -, une symétrie dont la puissance symbolique a eu quelque chose d’impressionnant.

 

      Nous restons, nous Français, avec le criminel. Nous restons avec les djihadistes et leur droit à la mort.

 

Cet article a été rédigé pour la revue annuelle 2017 du Crif. Nous le reproduisons avec l’aimable autorisation d’Éric Marty que nous remercions.