Tribune
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Published on 9 April 2014

Clémenceau, du « Père la Victoire » au passionné d’Asie

Par Michaël de Saint-Chéron

Avec le centenaire de la guerre 1914-1918, c’est plus qu’un hommage qui est rendu par le musée national Guimet au « Père la victoire » (1841-1929) – c’est nous donner à tous la chance de redécouvrir ce noble Clemenceau qui fut sur tant de plans un visionnaire. Il est rare qu’un musée national fasse une telle exposition sur un homme d’Etat. Clemenceau aimait passionnément l’Asie, le Japon, le Cambodge sans pourtant y avoir jamais posé les pieds, mais aussi l’Inde et Java.

L’exposition fascinante due à Aurélie Samuel, Amina Taha-Hussein Okada et tout particulièrement à Matthieu Séguéla, qui en a nourri le projet, est l’objet d’un passionnant ouvrage Clemenceau, le Tigre de l’Asie (1), qui accompagnera l’exposition à Nice cet été, puis de septembre à janvier 2015 à l’Historial de la Vendée (à Lucs-sur-Boulogne). L’ouvrage comme l’exposition retracent en grande partie la passion que Clemenceau avait pour le génie artistique développé par tant de peuples d’Asie, autour de son périple effectué de septembre 1920 à mars 1921 en Asie du Sud et du Sud-Est, alors qu’il est âgé de soixante-dix-neuf ans.

L’exposition s’ouvre sur la position de Clemenceau sur l’égalité des races et des peuples, en opposition à Jules Ferry sur la question :

« Race inférieure, les Hindous ! Avec cette civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! Avec cette religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d’abord jusqu’aux extrêmes limites. Inférieur Confucius (2)!

Matthieu Séguéla rappelle aussi qu’aux « théories racialistes » de Ferry, Clemenceau avait répondu le 30 juillet 1885 :

« Je remonterai jusqu’aux origines des peuples, à l’Asie, mère vénérée de notre civilisation, pour aller chercher les premières manifestations de culture (3) […] »

Jean-Michel Jeanneney dans son chapitre « L’épanouissement d’une postérité » rappelle ce que fut la gloire du « Père la Victoire » à partir de 1918, à côté de laquelle celle de De Gaulle après la Libération de Paris puis la victoire est sans commune mesure, tant les clivages politiques étaient devenus paralysants.

Le Japon d’abord.

Clemenceau fut non seulement un fin connaisseur de la culture nippone, mais aussi un collectionneur féru. L’un de ses amis, Georges Wormser, lui offrit un Bouddha japonais, conservé jusqu’à aujourd’hui dans son musée et que l’on peut admirer dans l’exposition. Après avoir reçu un tel cadeau, il avait écrit à la comtesse d’Aunay : « Enfin j’ai reçu d’un ami un Bouddha japonais qui est le plus beau que j’ai vu. (4)»

Quelle fut la collection de Clemenceau ? Considérable puisqu’en 1894, il pouvait, avec sa seule collection japonaise, faire une vente prestigieuse à l’Hôtel Drouot, mettant aux enchères 887 objets d’art, 2880 estampes, 358 livres imprimés et quelque 528 peintures, dessins, éventails et panneaux, soit plus de 4 500 œuvres…

On connaît Clemenceau comme étant un « agnostique absolu » – qualificatif attribué à Malraux en 1986 (5). Mais l’exposition autant que le livre mettent en évidence un autre aspect du « Père la Victoire », à savoir un agnosticisme de plus en plus imprégné par la haute figure agnostique du Bouddha. « Bouddha, le plus grand prédicateur de paix et de fraternité humaine qui ait paru dans le monde [...] (6).

En effet, Clemenceau voit juste, rarement une école de sagesse, une spiritualité devenue universelle, après avoir couvert l’Asie - à part l’Inde restée majoritairement hindoue -, fut, à de rares exceptions près, moins violente et totalitaire que les autres grandes religions à un moment ou un autre de leur histoire, d’abord le judaïsme, aux temps bibliques et lors de la conquête de la « Terre promise », ensuite le christianisme depuis les croisades, la découverte du Nouveau Monde, jusqu’à l’inquisition, enfin l’islam et son Jihad ou guerre sainte perpétuelle.

Clemenceau, lui, a préféré le bouddhisme et son fondateur Bouddha, qui n’a appelé à aucune guerre sainte, mais au contraire à l’ahimsa, la non-violence.

Avant d’aborder l’Inde, je voudrais dire un dernier mot de la cérémonie bouddhique du 21 février 1891, qui eut lieu au musée Guimet, à l’invitation d’Emile Guimet, « homme d’exception » comme le qualifie M. Séguéla. Clemenceau assista donc à ce Hoônkô, ou action de grâce à Shinran, fondateur de la secte japonaise Shinshû. Ce fut pour l’homme d’Etat un moment rare, voire unique dans sa longue vie. On connaît sa réplique à un journaliste du Gaulois, qui se fit ironique, lorsqu’il lui demanda, après la cérémonie : « Eh bien ! Vous ne vous défendrez plus maintenant d’aller à la messe ? – [Clemenceau] Que voulez-vous ? Je suis bouddhiste (7).»

Il y avait du vrai dans cette boutade.

Venons-en au voyage an Asie qui occupe une part importante de l’ouvrage et de l’exposition, dont toute la partie non indienne est due à Aurélie Samuel, conservateur au musée Guimet, dont la profonde connaissance de l’Asie du Sud dont Java avec le colossal site de Borobudur qui fascina Clemenceau, lui fait écrire des pages magnifiques. Elle décrit la démarche intellectuelle, philosophique et artistique de l’esthète qui se cache derrière l’homme d’Etat.

Abordons maintenant l’Inde que je veux retracer ici en quelques lignes. Dans le livre, Amina Taha-Hussein Okada fait le récit indien de Clemenceau, avec sa plume si chaude, que l’on reconnaît entre mille. Elle nous fait entendre ce personnage haut en couleur  : « Java est merveilleux. Ceylan est admirable. Mais rien ne tient devant Bénarès. » Dix ans après lui, Malraux découvrit à son tour l’Inde et Bénarès et en reçut un choc comparable.

Alors que les médecins, début décembre 1920, déconseillèrent à l’illustre Clemenceau de continuer son périple, alors qu’il venait d’arriver à Calcutta malade, il écrivit cette parole « Ou je mourrai ou je visiterai l’Inde. »

Le voici photographié au Gal Vihâra, à Ajantâ, Ellorâ, Gwalior, Amber… Durant son voyage, Clemenceau tissa des liens avec nombre de maharajah dont il fut l’hôte, stupéfait que dans le palais de celui de Kapurthala tout le monde parlât français. Il décriait aussi l’attitude brutale, raciste, d’officiers et fonctionnaires britanniques, frappant à coup de pied ou de poing des Indiens sans défense.

Une ombre pourtant à son voyage. En sa qualité d’homme d’Etat français, il était l’hôte officiel des autorités britanniques et à ce titre, il refusa de rencontrer le Mahatma Gandhi. Il avait conservé un comportement moral trop rigoriste sur des questions finalement protocolaires, qui empêchèrent une rencontre qui eût été historique.

Pour Clemenceau, comme plus tard pour Malraux, il y avait une compréhension aussi haute du mystère de cette terre imprégnée de spiritualité :

« …l’Inde, de métaphysique éperdue… », écrit-il. L’on songe bien sûr à la parole de Malraux :

« Il y a dans l’Inde quelque chose de complètement perdu dans le cosmos, perdu dans les astres, frère du Gange. »

Clemenceau vous attend tous au musée Guimet vous faire partager sa passion pour l’Inde… et pour l’Asie.

Notes :

1. Snoeck éditions, 320 p. 42 €.

2. Cf. Matthieu Séguéla in Clemenceau, le tigre et l’Asie, op. cit., p. 36. Publié in  le  Journal officiel  et La Justice du 31 juillet 1885.

3. Cité par M. Ségard, Sur la démocratie. Neuf conférences par G. Clemenceau, Paris, Larousse, 1930, p. 182.

4. Correspondance (1858-1929), Paris, Robert Laffont/BNF, 2008, p. 861.

5. Claude Tannery, Malraux, l’agnostique absolu, Paris, Gallimard, 1986.

6. « L’Europe et le Japon », L’Homme enchaîné, 27 décembre 1914.

7. Le Gaulois, du 22 février 1891, reproduit aussi dans l’ouvrage déjà cité.