Tribune
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Publié le 20 Janvier 2015

Texte prononcé par le Rabbin Delphine Horvilleur lors des funérailles d’Elsa Cayat, le 15 janvier 2015

Reproduit, avec l’accord de la famille, dans le numéro de Tenou’a de janvier 2015 consacré à Elsa Cayat, la psy de Charlie

Elsa avait l’habitude de commencer chacune de ses séances de thérapie, en disant à ses patients : « Alors, racontez-moi ! ».

Alors j’aimerais que nous écoutions cette invitation qu’elle donnait à la parole de l’autre, et que nous racontions, même si ce cimetière est aux antipodes de son bureau en désordre, même si sa fumée de cigarette ne tournoie plus dans les airs. Racontons ici, en ce lieu, qui fut Elsa Cayat, ce qu’elle fut pour ses parents, ses frères et sœurs, pour sa famille, son compagnon, ses neveux, ses patients, ses collègues, pour sa famille de Charlie Hebdo, pour sa fille.

Il nous faut raconter ici la femme exceptionnelle d’intelligence, de vivacité d’esprit et d’humour que vous avez connue. Il faut raconter la vie d’une femme hors du commun comme on raconte une histoire – et je crois qu’elle adorait les histoires. Comme elle adorait les livres.

Adolescente, elle avait dit à sa sœur : « Tu dois lire au moins un livre par jour ! Nietzsche, Heidegger, Freud… Peu importe ! ». C’était là le régime minimal de la culture et de l’amour du savoir et des mots tel qu’elle les concevait.

Elsa aimait passionnément les livres, surtout les polars… parce qu’elle adorait les intrigues et les romans qu’on ne peut plus lâcher et qu’à la fin, disait-elle, « on découvre toujours l’identité de l’assassin, et même son mobile ».

Quel assassin, quel mobile font que nous l’accompagnons ici aujourd’hui ? Qu’aurait-elle dit de cette intrigue-là ? Peut-être qu’elle aurait su en rire, qu’elle aurait même pu partir dans un éclat de rire contagieux.

Je sais combien sa présence manque déjà à tant de gens réunis ici, proches, familles, patients, confrères, voisins. Elle avait tissé des liens avec tant d’êtres et ne laissait personne indifférent.

En tant de points, elle avait créé son unicité, sa façon d’être hors du commun. Y compris dans sa pratique psychanalytique dont d’autres parleront bien mieux que moi. Elle n’était ni freudienne, ni lacanienne. Elle était « Cayatienne », une école à part, l’école de quelqu’un qui chérit la liberté au point de l’enseigner continuellement à l’autre, l’école de quelqu’un qui sait vous scruter en profondeur et vous dire exactement où ca fait mal, où placer les mots, comment jouer avec eux pour que le langage vous soigne.

Ces jeux de mot, cette passion du langage et du débat, vous le savez, est très chère au judaïsme et à ses sages. Je me dis qu’elle aurait peut-être pu faire un très bon Rabbin – qu’elle ne m’en veuille pas de lui dire cela, à elle, la juive laïque, l’athée pratiquante.

J’espère qu’elle ne m’en voudra pas non plus, elle qui aimait tant les histoires et les intrigues, de vous raconter à sa mémoire une histoire, un enseignement du Talmud qui me semble parler un peu d’elle.

Le Talmud raconte un célèbre débat entre des grands sages à la maison d’étude. Ils débattent comme ils savent si bien le faire. Le ton monte et chacun défend avec passion et virulence son point de vue. Imaginez l’ambiance d’une conférence de rédaction à Charlie Hebdo, transposée au monde de la Yeshiva.

Rabbi Eliezer dit alors : « J’ai raison, j’ai forcément raison. Pour le prouver, dit-il, que cet arbre soit immédiatement arraché ! » Dans la seconde, l’arbre est déraciné et planté 100 mètres plus loin. Réaction des autres Rabbins : ils haussent les épaules : « Et alors ? Cela ne prouve rien ! »

Alors, Rabbi Eliezer poursuit sa démonstration : « Si j’ai raison que les murs de la maison d’étude s’effondrent sur nous ». Immédiatement, les parois de la Yeshiva commencent à s’affaisser. Les autres sages se tournent vers les murs et leur disent : « De quoi je me mêle ? Ceci est un débat entre les sages, ne bougez pas et restez en place ! » Les murs s’immobilisent. À bout d’arguments, rabbi Eliezer en appelle à Dieu lui-même et dit : « Si j’ai raison qu’une voix céleste le confirme ». Immédiatement, une voix céleste annonce : « Rabbi Eliezer a raison ». Silence à la maison d’étude. Alors, se lève un homme, Rabbi Yoshoua et il dit à Dieu : « cette discussion ne te regarde pas ! Tu nous as confié une loi, une responsabilité, maintenant elle est entre nos mains. Tiens-toi loin de nos débats. »

Voilà comment les Rabbins du Talmud parlent à Dieu, avec une certaine insolence, en lui disant : « N’interviens pas dans les débats des hommes, car la responsabilité que tu nous as confiée est entre nos mains. »

Cet épisode s’achève de façon plus étrange encore, par la réaction de Dieu. En entendant cela, affirme le Talmud, Dieu se met à rire et il dit avec tendresse : « Mes enfants m’ont vaincu ! ».

Pourquoi vous raconter cette histoire ? Quel rapport a-t-elle avec Elsa ? En apprenant à découvrir son univers ces derniers jours, il m’a soudain semblé que cette histoire était très « cayatienne ».

C’est l’histoire d’un divin qui rit et se réjouit d’une humanité impertinente, d’une humanité qui dit avec humour à son dieu  « Prière de ne pas déranger – nous sommes aux commandes ».

C’est l’histoire d’un dieu qui rit et se tient à distance, d’un dieu qui se réjouit qu’on lui dise : le monde est « athée », au sens littéral du terme, c’est à dire que Dieu s’en est retiré pour que les hommes agissent en êtres responsables. Ce dieu-là n’est pas le dieu des Juifs mais le dieu de tous ceux qui, croyant en lui ou n’y croyant pas, considèrent que la responsabilité est entre les mains des hommes, et tout particulièrement de ceux qui interprètent ses textes. Bref, un dieu de liberté… Lire la suite.