Tribune
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Publié le 18 Novembre 2014

L'antisémitisme en France: voir la réalité, sortir des non dits

Par Dominique Reynié, Professeur à Sciences Po, Directeur général de la Fondation pour l’Innovation politique, et Simone Rodan-Benzaquen, Directrice France de l'American Jewish Committee, publié dans le Huffington Post le 18 novembre 2014

Depuis plus de dix ans les Juifs de France sont dans le doute. Ils ne reconnaissent plus leur France, la République qu'ils aiment tant, pays des droits de l'Homme et de l'universalisme. Depuis plus de dix ans, les Juifs de France sont dans l'inquiétude, car ils voient ressurgir de leur pays une part sombre qu'ils pensaient effacée.

Depuis plus de dix ans, l'antisémitisme a montré à nouveau son visage violent. Au cours de cette décennie, nous n'avons jamais pu compter moins de 400 actes antisémites par an sans même parler des drames qui ont été l'assassinat brutal par le gang des barbares d'Ilan Halimi, la tuerie de l'école Ozar Hatora en 2012. Et que dire de ce qui peut se passer dans un pays voisin, la Belgique, où des meurtres atroces ont été commis, à Bruxelles, par un Français, Mehdi Nemmouche?

La parole antisémite se délie, tristement révélée par "l'affaire Dieudonné", capable de produire et de diffuser à grande échelle des propos insultants, blessants et qui s'appliquent à susciter la haine de l'autre.

En France, nos responsables politiques ont dû travailler d'arrache-pied pour faire admettre la violence antisémite... Mais alors que partout en Europe les signaux d'alerte s'allument, reconnaître le problème n'est aujourd'hui plus suffisant.

C'est pourquoi il est temps d'agir. Il est temps de sortir des non-dits, d'analyser les sources de l'antisémitisme afin de pouvoir agir efficacement. L'action publique ne peut pas seulement se baser sur des hypothèses.

C'est dans cet esprit qu'à l'occasion des dix ans du "rapport Rufin", un séminaire a été organisé en commun par l'American Jewish Committee, la Fondation Jean Jaurès et la Fondation pour l'Innovation politique. À la suite de ce séminaire, cette dernière a entamé un travail inédit : réaliser deux enquêtes d'opinion, effectuée par l'IFOP, sur la pensée et les préjugés antisémites dans l'opinion publique française. La première enquête a été faite auprès de 1005 personnes par questionnaire auto-administré en ligne, la seconde a concerné 575 personnes de 16 ans et plus déclarant être nées dans une famille musulmanes, interviewées dans la rue.

Le résultat est édifiant.

Le pourcentage de Français ayant des préjugés envers les Juifs n'est pas résiduel.

En effet, 25% des Français pensent, par exemple, que les Juifs ont trop de pouvoir dans l'économie et les finances;

22% que les Juifs ont trop de pouvoir dans les médias;

35% que les Juifs utilisent leur statut de victimes de la Shoah dans leur propre intérêt;

et 16% qu'il y existe une conspiration sioniste mondiale.

Plus grave, 14% des Français estiment "compréhensibles" les attaques contre des lieux de cultes et des commerces   ainsi que les slogans de haine entendus lors des manifestations anti-israéliennes cet été.

En outre, les opinions antisémites sont aujourd'hui principalement véhiculées par certaines zones au sein de la population française: les sympathisants de l'extrême-droite, de l'extrême-gauche et par une frange significative de la communauté musulmane, elle-même victime d'un profond ressenti anti-musulman révélé également par le sondage.

De toutes les catégories de répondants, ce sont les proches du Front National (39%), les électeurs de Marine Le Pen (37%) qui estiment le plus qu'un Français juif n'est pas aussi français qu'un autre Français, contre 16% en moyenne. Un électeur du Front National sur deux pense que les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l'économie (50%) et dans le domaine des médias (51%).

Par ailleurs, il convient de noter que les opinions hostiles aux Juifs ou les préjugés antisémites sont plus répandus chez les personnes exprimant une défiance plus grande à l'égard des institutions, des représentations politiques et médiatiques. L'antiparlementarisme, le rejet de l'Europe, le rejet de l'État, la défiance à l'égard des médias traditionnels, la demande de fermeture à un monde globalisé ou encore le rejet des étrangers conditionnent davantage l'apparition d'une opinion antisémite que le niveau de diplôme, le niveau de revenu ou l'âge des sondés… Lire la suite.