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Publié le 1 Octobre 2007

Les Alphabets de la Shoah. Survivre, témoigner, écrire Par Anny Dayan Rosenman (*)

« Seul l’art a le pouvoir de sortir la souffrance de l’abîme », disait Aharon Appelfeld. Ce qui n’exclut en rien la recherche historique. C’est en combinant harmonieusement ces deux approches et après une lecture attentive de plusieurs dizaines d’auteurs qu’Anny Dayan Rosenman parvient à mettre en évidence trois figures nées de la catastrophe : le survivant, le témoin, le témoin-écrivain.


Comment, psychologiquement, peut-on survivre à un génocide ? Certains, on le sait, n’y ont pas réussi et on mis fin à leur vie. C’est Elie Wiesel qui, dans « La nuit », résume le mieux la démarche du rescapé avec ces mots terribles : « J’ai voulu revenir à Sighet pour vous raconter ma mort ». Dans la première partie de son livre qui est aussi une forme d’anthologie, l’auteur fait témoigner Chalom An-Ski et son Dibbouk, Ka-Tzetnik, Henri Raczymow, Piotr Rawicz, Charlotte Delbo, Claude Antelme, Jorge Semprun, Janusz Korczak, Imre Kertesz et bien d’autres encore. Séparé de la communauté des morts comme de celle des vivants, le survivant connaît une solitude sans fond. Pourquoi s’en est-il sorti ? Pour beaucoup, il s’agit d’un « hasard incompréhensible et dénué de sens ». Avec, en plus, le sentiment d’être le dernier ou l’un des derniers. Le survivant connaît, après la Shoah, une existence quasi impossible : « Le monde de la survie est un monde chaotique, sans repères assurés. Le traumatisme engendré par le génocide a été d’une telle violence que les frontières entre la vie et la mort, le présent et le passé, entre les vivants et les morts sont désormais incertaines, poreuses ». Une image, un mot, une odeur peuvent, à tout moment, faire ressurgir un passé douloureux.
Quant au meurtre programmé d’enfants, souvent très jeunes, il demeure à jamais incompréhensible. Ainsi la petite Emilia évoquée par Primo Levi dans « Si c’est un homme », le jeune Hurbinek du même Levi dans « La trêve » ou le Piepel, figure souvent évoquée de ces jeunes garçons choisis par les chefs de blocs à Auschwitz pour leurs orgies sexuelles.
Pour les Juifs religieux, témoins de l’enfer, ceux dont la foi rythmait la vie avant la catastrophe, le silence de Dieu sera souvent ressenti comme un véritable abandon. « Au lendemain de la Shoah, nous dit Anny Dayan Rosenman, s’ouvre une ère de procès : procès des Lumières, procès de l’Humanité, procès de Dieu ».
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à la figure du témoin. Ou plus précisément la figure du corps du témoin dont l’archétype est celui de Robert Antelme, quasi mourant ramené de Dachau par Dionys Mascolo. « Le corps du survivant dit la violence de ce qui fut subi et infligé ». Un corps, qui, somme toute, dit l’auteur, qui n’hésite pas à évoquer « la présence tyrannique des corps en souffrance », tient souvent lieu de récit. Corps multiples, corps humiliés, corps sans visages, laideur et pestilence, corps amaigris des « Musulmans », coquilles vides se mouvant comme des mécaniques désaxés, stücke, objets décrits par Germaine Tillion, déportée à Ravensbrück.
Témoigner, c’est aussi articuler son expérience lors, notamment de procès douloureux mais nécessaires comme celui d’Eichmann.
En exergue du troisième chapitre, Anny Dayan Rosenman donne la parole à Jerzy Ficowski : « Je voudrais me taire. Seulement, en me taisant, je mens. Cette écriture du désastre est finalement nécessaire. Par le « Je », le « On » ou le Nous », par le film ou par le récit écrit, scribes, témoins et écrivains participent de la même lutte avec l’Ange de l’Ecriture. Afin que nul n’oublie.
Un travail de recherche et d’analyse remarquable.
Jean-Pierre Allali
(*)Éditions du CNRS. Mars 2007. 240 pages. 25€