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Publié le 6 Juillet 2007

Avec vue sur le royaume Par Jean-Pierre Gattégno (*)

Jean-Pierre Gattégno nous offre, avec ce nouveau roman, le livre probablement le plus déjanté de l’année. Tout y est inouï : les personnages, le lieu, l’intrigue, le final.


Les personnages, tout d’abord : ils sont morts. À l’exception d’une femme, une femme fatale, la pulpeuse et troublante Paula Rubin. Ils sont presque tous morts donc, de mort violente comme les trois héros principaux ou, peut-être, naturellement, comme les autres dont on saura d’ailleurs peu de chose. Ils sont sur le chemin de la vie éternelle, dans un tunnel sans fin, censé les conduire vers l’empire céleste.
Pour l’essentiel, il s’agit de Djidios, des judéo-espagnols, originaires de Salonique, cette « ville juive » que sa Torre Blanca rendit fameuse et où , hélas, aujourd’hui, toute trace de judéïté a quasiment disparu. Les nazis sont passés par là. Qui se souvient, en effet, à Thessaloniki, la Grecque, de ces Juifs saloniciens, artisans, porteurs, brocanteurs, qui donnaient à la ville son cachet et sa spécificité. Les rescapés et leurs enfants se sont retrouvés, pour une bonne part, en France, à Sambre-et-Meuse, archétype imaginaire d’une banlieue parisienne.
Des Djidios donc, mais aussi un Français « de souche », André Levallois et, plus surprenant, un Allemand, Alejandro Waldheim, clone de Gert Froebe alias Goldfinger dans le célèbre film et fils du tortionnaire nazi, Frantz Waldheim ( suivez mon regard, vous voyez de qui je veux parler ?..). On réalise, au fil des pages, la relation qu’il peut avoir avec les autres protagonistes de ce véritable labyrinthe romanesque où il ne faut pas relâcher son attention, si on veut être assuré de bien comprendre le récit.
Le lieu, ensuite, un avion dernier cri, un Skybus Supersonique S 850 équipé de quatre réacteurs Rolls-Royce ST 320 ultra silencieux voyageant à une vitesse de plus de Mach 4. Des hublots, on peut apercevoir des nuages, encore des nuages, toujours des nuages. Mais l’essentiel se joue à l’intérieur. Tandis que des hôtesses (Sont-elles mortes, elles-aussi, ou passent-elles comme des anges ?) circulent, satisfaisant le moindre désir des passagers de cette Hyper-Class en proposant boissons fraîches et chaudes, alcools de marque, champagnes, crustacés prestigieux et viandes délicates, sans oublier les produits détaxés : briquets, stylos, cravates et autres cigarettes, des écrans géants permettent de visionner, en 3-D, selon le procédé OMNIMAX R, plus perfectionné que celui de la Géode à Paris, qui n’en est qu’à IMAX R, les événements les plus marquants de la vie des défunts passagers.
L’intrigue, enfin : quels liens y a-t-il entre les quatre « héros » du roman : Raoul Sévilla, André Levallois, Alejandro Waldheim et la belle, la sensuelle Paula Rubin, véritable Mata-Hari ? Chacun se demande : pourquoi, pour qui suis-je mort ? Pourquoi tant de morts violentes à travers le monde ? Avec, en toile de fond, cette question désormais classique et à laquelle Jean-Pierre Gattégno tente de répondre : les fils sont-ils responsables des erreurs et des crimes des pères ?
La trame se noue peu à peu, au fil d’une lecture qui se doit d’être minutieuse, car il s’y ajoute un échange de personnalité entre deux des héros.
Cette folle équipée à bord d’un avion fou est l’occasion, et c’est tout l’intérêt de l’ouvrage, d’évoquer des épisodes terribles de la Shoah, le camp-vitrine de Terezin où les représentants de la Croix Rouge ne virent que du feu et se laissèrent abuser par des orchestres dont les membres, forcés de jouer par les SS, se retrouveraient plus tard dans les fours crématoires, de voyager de Jérusalem au Caire en passant par Salonique et Paris à la rencontre de personnages étranges et incongrus.
Les références culturelles, de la peinture à la musique, en passant par la littérature et le cinéma, sont autant de petites perles qui agrémentent ce récit invraisemblable mais savoureux. On regrettera toutefois la propension de l’auteur, lorsque des scènes proche-orientales envahissent l’écran hémisphérique, à critiquer un peu trop ostensiblement, certes par le biais de l’un des héros, l’attitude des militaires israéliens. Ou cette vision des choses, dans la bouche du fils de nazi reconverti dans les affaires internationales, y compris dans le monde arabe et en Israël : « Pourtant, en opprimant les Palestiniens, les Djidios ne font rien d’autre que réintégrer cette part d’humanité-la part de cruauté-dont on a prétendu les spolier ». Ou encore, à propos des Israéliens : « ils se sont parfaitement intégrés à la région. La preuve : ils sont devenus aussi féroces que leurs voisins ».
Reste un roman très original et complètement loufoque qui mérite d’être lu et commenté.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Actes Sud. Août 2007. 368 pages. 21,80€