En juin 67 ce qui était pour certains une secrète déchirure devint une plaie ouverte. A Nanterre, beaucoup de leaders étudiants d'extrême gauche étaient juifs, enfants de déportés, de communistes, résistants, FTP, MOI parfois. Dans les groupes trotskistes de la JCR la dominante était très nettement ashkénaze sans que cette appartenance n’ait eu à l’époque une quelconque importance. Quelques blagues juives circulaient mais les identités d’origine avaient peu d’importance par rapport à ce qui les transcendait : faire la Révolution.
Quand brutalement, en mai 67, le colonel Nasser fait monter la tension en interdisant le canal de Suez aux israéliens et en leur fermant le détroit de Tiran, c’est une déclaration de guerre non dite qui fut faite. Le Raïs ne jouissait pas d'un très grand capital de sympathie dans l'hexagone qui avait la mémoire du soutien égyptien au FLN. Au foyer de la cité universitaire je restais collé à la télévision, voir les foules arabes de l'Atlantique au golfe persique, communier dans même désir de destruction de l'Etat juif. Les étudiants arabes affichaient leurs sympathies symétriquement opposées. Beaucoup d’entre eux étaient des copains proches. On se mit à se regarder avec méfiance et hostilité. Le manichéisme simplificateur des gauchistes faisait de la cause arabe la cause juste tandis qu'Israël était supposé être dans le mauvais camp, du côté impérialiste. Cependant les passions n’avaient pas atteint le paroxysme haineux des années 2000. Israël jouissait encore de son statut d’Etat menacé et les palestiniens ne s’étaient pas encore installés en héritiers des vietnamiens ou des algériens. Les vociférations d’Ahmed Choukeïri appelant à « jeter les juifs à la mer » ou les paroles des chansons d’Oum Kalsoum, « égorge, égorge, égorge », ne forçaient pas la sympathie pour la cause arabe.
A Paris mais aussi en province, la mobilisation en faveur d'Israël était largement majoritaire. La perception de la menace devint intense quand s'est affirmé l'encerclement d'Israël par la coalition arabe. Je ne me supportais pas restant à Paris. L'idée d'une menace radicale sur Israël était une douleur constante, inimaginable. Je me disais que je ne pourrais rester en vie si Israël venait à être détruit. J’allais m’inscrire à l’Agence juive pour partir en Israël. Je n'étais pas seul, beaucoup d'étudiants de Nanterre-la-rouge firent le même voyage. Je me souviens d’une foule disparate qui parfois exprimait d’autres sentiments que celui de la solidarité. Certains voulaient surtout aller casser de l’arabe. Des milliers de jeunes, juifs et non-juifs partirent d'Europe, des Etats unis, d'Amérique latine, l'été 67, aider l'Etat juif, travailler dans les kibboutz pour remplacer les soldats restés au front.
Cette projection de cauchemar, celle de l'anéantissement, Israël va la défaire en un éclair. Aux yeux du monde, le peuple des battus, des offensés, des massacrés, va devenir le vainqueur en six jours de la plus puissante coalition des armées arabes qu'il avait eu à affronter. Conduite par un général borgne l'armée juive démentait une histoire millénaire: les juifs allaient cesser d'être des victimes. Dans toutes les âmes juives en diaspora, on sentit une indicible fierté pour ces soldats dépenaillés, brûlés par le soleil du Sinaï qui avaient mis en déroute tous ceux qui voulaient les jeter à la mer.
Je réussis à partir le dernier jour de la guerre, le 12 juin 67 comme "mitnadev", volontaire, avec deux autres garçons de la cité universitaire dans le dernier avion autorisé à partir car De Gaulle avait décrété l’embargo sur les vols. J'arrivais en fin de journée à Lod l’aérodrome situé à côté de Tel Aviv. C’était mon premier séjour en Israël. Je savourais cette premiere respiration. L’air d’Israël m’était familier. Il faisait nuit et la chaleur était moite. Je retrouvais des scènes à peine évacuées de ma mémoire: les soldats en armes, des voitures blindées garées sur la piste, les phares peints en bleu. Il faisait chaud dans le hangar où des femmes vinrent nous servir à boire des jus de fruit, un peu comme si nous étions des rescapés alors que c’était nous qui venions à leur apporter de l’aide. Ce renversement des rôles me surprit mais la fraternité de cet accueil était d’un réconfort extrême. J'étais affecté au kibboutz Beth Keshet en haute Galilée. Les collines de Galilée me rappelaient des paysages d’Afrique du Nord. Des pins, des lauriers roses et une incroyable odeur de maquis. Israël m'était spontanément, intime, par la chaleur, la lumière, le cosmopolitisme, les hommes en chemise blanche, sans cravates, les couleurs, les odeurs, les palmiers, les oliviers, les senteurs de jasmin, les soldats en armes, les arabes à Jérusalem, les chars d'assaut que l'on croisait sur les routes. Je retrouvais une appartenance, une évidence. Je retrouvais un « chez moi » évident, immédiat et déjà connu.
J'étais à Jérusalem quand le Kotel fut, pour la première fois, ouvert au public. Pendant de longs moments le silence fut total. Seul le piétinement de la foule se mêlait aux murmure des prières. L'air silencieux vibrait d'émotion. Sans doute l’énergie psychique additionnée de la foule rassemblée pouvait dégager un aussi puissant magnétisme collectif. La physique ne peut sans doute pas en rendre compte mais cet air la, ce jour la, nous affranchissait de la pesanteur. Je témoigne de ce phénomène : l’émotion collective produit de l’énergie. Peut être que la descente des Champs Elysées autour De Gaulle en1944 eut elle cette intensité. Peut être a t elle produit un phénomène identique et peut être certains se souviennent de la puissance de cette émotion collective La foule était compacte sans qu’elle n’engendre l’ombre d’un danger. Il y avait des hommes en noir, des femmes en perruque, des hommes des kibboutz en bras de chemise blanche, des soldats en uniforme, Uzi en bandoulière. Aucun mouvement grégaire ne semblait guider leurs pas sinon une communion intense, une ferveur qui n’était pas seulement religieuse. Ce rassemblement me portait. Je n’avais jamais vu le Mur autrement qu’en photo. L’apparente banalité de ces pierres contrastait avec ce qu’elles irradiaient ce jour là. Je me souviens d’une chaleur intense et puis de cette vue : le Mur était devant moi. Les larmes jaillirent de tous les yeux, des miens, comme de ceux qui m’accompagnaient. Pourtant ce mur dits des lamentations inspiraient ce jour la des larmes de joie. Je ne me souviens pas avoir éprouvé d’émotion collectivement partagée aussi forte que celle de ce jour.
Laïc, agnostique, athée, je ne sais toujours pas, j'étais submergé par l'émotion en voyant puis en touchant le Mur. Qu'est ce que je re-trouvais? Une identité dissimulée, une mémoire exhumée? Etait-ce idolâtre de savourer l’instant de cette rencontre entre ces pierres inanimées et l’âme qui s’en dégageait ? Je chantais l’Hatikva et je pleurais en fredonnant la, la, la, la-la, ne connaissant pas les paroles en hébreu. Je ne trouve pas dans mes souvenirs, avoir éprouvé d’émotion politique aussi intense. Etait-ce seulement politique ?
Je restais cinq mois au kibboutz à faire les travaux des champs. Il était peuplé d’Argentins, de Belges, de Marocains. C’était à la fois un camp de vacances, un exemple de vie alternative, la découverte d’une invention sociale. J’appris à conduire un énorme tracteur John Deere à douze vitesses pour la récolte des melons. La fête des champs et des moissons avait une saveur toute soviétique, à la fois naïve et obligatoire et seul l’humour de mes hôtes ne donnait pas à ces moments une tonalité d’endoctrinement. Je lisais avec passion « La tour d’Ezra ». Arthur Koestler y racontait la naissance d’un kibboutz et la naissance d’Israël. Je m’imaginais dans ce livre. J’en étais l’acteur ultérieur. La haute Galilée présentait des paysages d’Afrique du nord, faits de collines sèches, de routes sinueuses et de pierres blanches et ocres. Les senteurs de thym sauvage unissent les bords de la Méditerranée autant que les haines. Je fis un tour d’Israël et en découvris sa beauté contrastée. Le rocher de Massada ou les sources de Ein Guedi confortaient une imagerie que je possédais déjà. Dans la salle à manger du kibboutz l’alternative alimentaire entre les œufs durs et ceux à la coque, « betsa kala » et « betsa kacha », m’incitait à aller souvent à Tel Aviv manger de la viande grillée. J’adorais immédiatement cette ville qui semblait vivre à une autre heure que Jérusalem. L’absence de solennité des lieux, la plage, la vie nocturne tournait cette ville vers le plaisir de vivre tandis que la surabondance de divin de Jérusalem provoquait parfois un sentiment d’étouffement quelque soit la beauté des lieux, celle des pierres et la luminosité du ciel. J’aimais Tel Aviv pour son aspect pas fini, son bric-à-brac architectural, ces ruelles inachevées, sa crasse, son style à la fois soviétique et californien. On flâne et on travaille à Tel Aviv, tandis qu’on prie et qu’on étudie à Jérusalem. Jérusalem était trop belle, trop dense, trop dramatique. Ce pays autant que son type de vie me fascinait mais la nouvelle d’une mauvaise santé de mon père me décida à rentrer.
Cet immense élan de sympathie n'aura pas eu l'aval de la raison d'Etat. De Gaulle va rompre le pacte d'amitié qui lie la France à Israël, bien plus ses paroles sur "peuple d’élite, sûr de lui même et dominateur", vont ternir l'image de l'homme de Londres et blesser toute une communauté qui du jour au lendemain se sent soupçonnée, montrée du doigt et si l'histoire peut faire crédit au général De Gaulle de son anti-antisémitisme, elle ne peut que resituer ces paroles qu'à l'intérieur d'une pensée maurassienne, traditionaliste. Le souverain n’avait pas supporté qu’une partie de ses sujets pensent autrement. Le revirement politique, au nom de l'intérêt géostratégique supposé supérieur de la France aurait pu faire l'économie de ces mots qui vont blesser plus d'un. Raymond Aron parlera du temps du soupçon. Bien plus tard la relecture des mots de De Gaulle, la parfaite connaissance qu’il avait de l’histoire juive et du mouvement sioniste me fit penser que les critiques avaient été abusives. C’est un hommage à l’histoire juive que De Gaulle rend dans cette conférence de presse. Il prend le temps de remonter dans le temps, de dire la complexité de cette histoire en ajoutant que l’intérêt de la France n’est pas parallèle à celui d’Israël.
De l'autre côté de la mer, la défaite des armées arabes va peser lourd dans ce qui va constituer pour la génération à venir ce thème récurrent de "l'humiliation arabe". C'est du Proche orient, des guerres israélo-arabes que va venir le mauvais vent. Pour les peuples du Maghreb ou du Proche orient, s'il ne pleut pas au mois d'aout, c'est désormais la faute d'Israël. Dans l'Humanité du 17 juin 1967 je me souviens avoir lu plus tard un fascinant article signé Benoit Frachon, le secrétaire de la CGT, décrivant une rencontre de donateurs en Israël. Il y voyait une cérémonie "où Satan conduit le bal, contemplant dans la fange et le sang, le résultat de ses machinations diaboliques... Les représentants d'une tribu cosmopolite de banquiers bien connus, Alain et Edmond de Rotschild (avec) à leur pieds des morts encore saignants". Entre les staliniens et les fanatiques arabes la migration du signe antijuif va rester un invariant. Quelques rares voix échappèrent à la doxa haineuse. La revue de François Maspéro, « Partisans », résolument ancrée à la gauche de la gauche, publia un numéro consacré au « peuple palestinien en lutte ». Un article de Pierre Vidal Naquet sortait de la langue de bois dominante. Il proposait une paix, même bancale, à la « Brest-Litovsk ». Son propos d’alors était plein d’humanisme, de nuances, loin des modèles théoriques révolutionnaires. son idée de la vérité et de la justice prenait appui sur l’histoire dont il connaissait les mauvais recoins. Cette parole, ces « réflexions en marge d’une tragédie », éloignées pour l’époque, des certitudes idéologiques dominantes, lui valut quelques insultes gauchistes. Vidal-Naquet traître à la cause des peuples pour avoir contesté l’orthodoxie des schéma de la pensée juste des justes luttes, voilà qui ne manque pas d’une certaine saveur rétrospective. Pour cette raison oubliée j’ai toujours eu un grand respect pour Pierre Vidal-Naquet et j’ai trouvé aussi désobligeant qu’ignare les attaques juives contre celui qui, le premier, avait su démonter l’imposture négationniste. Cette veille inquiète de Vidal-Naquet contre toutes les raisons d’Etat, fussent elles françaises, algériennes, juives ou israéliennes ne saurait être confondue avec les mauvaises clameurs stigmatisant Israël. Cet homme la avait l’histoire pour témoin.
Israël, le pays, ses habitants, son histoire, ses paysages, son type de vie me fascinait mais des nouvelles d’un mauvais état de santé de mon père me décida à rentrer. Le retour en France fut totalement déstabilisateur. Octobre y était lugubre. Orly était aussi laid que le ciel de Paris était gris. Pourquoi étais je rentré? Au moment du départ du kibboutz dans le camion qui me conduisait à Lod, je pleurais toutes les larmes de mon corps. Je trépignais d’ennui et d’impatience en arrivant à Paris. En attendant quelque chose, je retrouvais Nanterre, sa boue et mes fidèles camarades. La paix, la quiétude française m'était insupportable.
Jacques Tarnero