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Publié le 16 Décembre 2024

L'entretien du Crif – Nathalie Loiseau : Géorgie, Europe, Syrie... le rôle toujours dangereux de la Russie de Poutine

Ancienne Ministre de l’Europe, Nathalie Loiseau (Horizons) est Rapporteure permanente du Parlement européen sur la Syrie. Elle évoque pour nous à la fois « l’effroi » que suscite l’ouverture des prisons du régime de Bachar al-Assad, les espoirs qui s’expriment en Syrie et les inquiétudes que suscitent certaines troupes et factions islamistes, au-delà des « signaux de pragmatisme » qu’émet le chef des rebelles Jolani. À ses yeux, les frappes israéliennes sur de nombreux sites militaires syriens sont fondées sur le souhait des autorités israéliennes de « ne pas placer Israël sous la menace d’attaques venant de Syrie ». Cette ancienne Ministre, très active au Parlement européen, est revenue de Géorgie ce week-end. Répondant aux questions de Jean-Philippe Moinet, elle met vivement en alerte sur l’ensemble des intrusions organisées par la Russie de Vladimir Poutine qui cherche partout, explique-t-elle, à déstabiliser les démocraties. Elle évoque avec précision l’actualité très sensible et l’enjeu de la Géorgie, et précise les sanctions qui sont, aujourd’hui, sur la table du conseil des Affaires étrangères de l’Union européenne.

Le Crif : Vous venez de rentrer de Géorgie où de grandes manifestations s’opposent à la « russification » du pouvoir. Ce qui s’est produit dans ce pays, en termes d’intrusion russe et de trucage des élections, ressemble-t-il à ce qui a été tenté en Roumanie ?

Nathalie Loiseau : Ce qu’on constate en Géorgie, en Moldavie, en Roumanie et dans d’autres pays de l’Union européenne (UE), c’est une Russie décidée à étendre son influence par tous les moyens. En Géorgie, cela passe par un parti au pouvoir depuis douze ans, le mal nommé « Rêve géorgien », qui a été créé par un oligarque qui a fait toute sa fortune en Russie, qui a entretenu pendant longtemps une ambiguïté sur son attachement à l’Union européenne, et qui, avant les dernières élections, a commencé à durcir le régime, par exemple avec une loi sur « les agents étrangers », avec le harcèlement des médias indépendants et des ONG, puis avec des élections (législatives) qui ont été entachées de très nombreuses fraudes. J’étais moi-même, à ce moment-là, observatrice pour le Parlement européen en Géorgie et j’ai constaté moi-même des fraudes flagrantes. Elles ont été très nombreuses.

Depuis ces fraudes, le pouvoir bascule ostensiblement vers le régime de Vladimir Poutine, il décide de suspendre les discussions avec l’Union européenne et accentue gravement les répressions. Il y a eu au moins 400 arrestations récentes et les trois quarts des personnes arrêtées ont fait l’objet de tabassages alors que les manifestations contre ce régime pro-russe ont été pacifiques. Ces graves dérives, pour un pays qui a été démocratique et qui garde de fortes aspirations démocratiques, ont été constatées notamment par le Défenseur des Droits, qui est une institution géorgienne impartiale, qui a constaté et dénoncé ces dérives avec d’ailleurs beaucoup d’émotions.
 

 

« C’est toute la société géorgienne qui manifeste »

 

 

Le Crif : Les images montrent de très massives manifestations citoyennes en Géorgie mais seront-elles suffisantes pour enrayer ces dérives ?

Nathalie Loiseau : C’est toute la société géorgienne qui manifeste. Ce ne sont pas seulement les partis politiques d’opposition, ce sont des grands-mères et des petits-enfants, ce sont les citoyens de tous les secteurs économiques et sociaux, qui sont dans la rue. Des arrestations arbitraires ont lieu, des journalistes se font arrêter, des acteurs associatifs sont arrêtés, n’importe où, dans la rue et jusqu’à chez eux, sans motifs. Ces méthodes, qui ressemblent à celles de la dictature russe, sont inacceptables.

 

Le Crif : La Présidente du pays, Salomé Zourabichvili, attachée à la démocratie et pro-européenne, apparaît isolée, elle est menacée désormais dans sa fonction…

Nathalie Loiseau : La Présidente Salomé Zourabichvili, avec beaucoup de dignité et de courage aussi, appelle à préserver la démocratie. Son pouvoir est menacé par un nouveau Président, un footballeur d’extrême droite, à l’incompétence notoire, violemment antioccidental et résolument pro-russe, dont l’élection (ce samedi 14 décembre) a reposé, non pas sur le choix du peuple géorgien mais sur un collège électoral qui n’est pas légitime, puisqu’il est composé des députés issus d’une élection truquée.
 

 

« Beaucoup de choses dépendent de nous, Occidentaux »

 

 

Le Crif : Mais les Occidentaux seront-ils réduits à déplorer cette situation sans pouvoir agir ?

Nathalie Loiseau : À l’occasion de la réouverture de Notre-Dame, le Président français Emmanuel Macron, a reçu la Présidente géorgienne Madame Zourabichvili, c’était la première fois qu’elle sortait de Géorgie depuis le début de la crise dans son pays. Cela lui a permis de rencontrer de nombreux autres chefs d’État, dont le futur Président des États-Unis, Donald Trump, le Président polonais, le Président ukrainien… Cela l’a réconforté et lui donne une aura internationale supplémentaire.

 

Le Crif : Mais les Occidentaux pourront-ils empêcher que soit broyé le système démocratique en Géorgie ?

Nathalie Loiseau : Beaucoup de choses dépendent de nous, Occidentaux. Le Département d’État américain a annoncé qu’il mettait en œuvre des sanctions visant les responsables du parti au pouvoir. Ce sujet est sur la table ce lundi [16 décembre 2024] du Conseil des Affaires étrangères de l’Union européenne. On sait déjà, sans surprise hélas, que le Hongrois Victor Orbán va bloquer des sanctions à 27 (États-membres de l’UE). À partir de là, il faut les prendre au niveau national. La France, c’est le souhait aussi des Allemands, des Polonais et de beaucoup d’autres, doivent en effet prendre des sanctions, rapides et efficaces, contre cette mafia au pouvoir, qui a volé de l’argent, volé les élections et qui veut maintenant voler l’avenir des Géorgiens. Le fondateur du parti au pouvoir est aussi de nationalité française, il a certainement des biens et des propriétés en France, il y a là un levier pour l’empêcher de se mettre en travers de la volonté du peuple géorgien.

 

 

« Des élus d’extrême droite et d’extrême gauche ont serré la main du dictateur syrien Assad, ils sont une honte »

 

 

Le Crif : Concernant la Syrie, après la chute du régime de Bachar al-Assad, quel sentiment domine en vous, l’espoir ou l’inquiétude ?

Nathalie Loiseau : Je suis Rapporteure permanente du Parlement Européen sur la Syrie depuis cinq ans. L’effroi domine, en particulier aux vues des images de la libération des détenus des prisons de Bachar al-Assad. On savait qu’il y avait autour de 100 000 prisonniers, qu’il y a eu 500 000 morts. Mais c’est une chose de le savoir, c’est une autre de le voir. Ce qu’on voit prend aux tripes et tous les Syriens avec lesquels je parle sont frappés par la sidération et l’effroi. On le savait mais des élus d’extrême droite et d’extrême gauche se sont rendus, toutes ces dernières années en Syrie, ils ont serré la main du dictateur Assad, ils ont festoyé à quelques centaines de mètres d’une prison qu’on appelait « l’abattoir humain », ils savaient parfaitement ce qu’il s’y passait. Ils ont choisi le camp d’un tyran et sont une honte pour les élus Français.

Le second sentiment est l’espérance, que j’entends chez les Syriens après 54 ans de dictature sanglante. La joie s’exprime dans la rue, mêlée à la fierté d’avoir obtenu largement seuls cette chute du régime. Les milices rebelles ont bien sûr été encouragées par la Turquie, il y a peu de doute, elles ont pu aussi agir parce qu’Israël a fortement affaibli le Hezbollah et l’Iran, mais ce sont elles qui sont allées à l’assaut d’une armée syrienne, qui s’est délitée et finalement effondrée. En son sein, il n’y avait plus les moyens, ni la volonté, de défendre ce régime.

 

Le Crif : Que dit cette espérance ?

Nathalie Loiseau : Cette espérance va bien au-delà de la Syrie, elle nous dit que les dictatures n’ont qu’un temps, que la répression la plus féroce finit par céder à l’aspiration à la liberté. Cette espérance peut aller vers l’Iran, vers la Russie, vers la Biélorussie…

 

Le Crif : Russie qui a soutenu le régime syrien pendant 50 ans…

Nathalie Loiseau : Oui, et cela dit quelque chose : être l’allié de la Russie ne vaut pas grand-chose quand on est en difficulté. La Russie a laissé tomber Bachar al-Assad. Tous les pays, notamment au Sahel, qui croient être protégés par la Russie feraient bien de regarder ce qui s’est passé en Syrie et de s’interroger.

 

 

En Syrie « le chef des rebelles Jolani émet des signaux de pragmatisme manifeste, mais il n’est pas seul… »

 

 

Le Crif : Pour l’avenir de la Syrie, l’inquiétude concerne notamment le sort des minorités, kurdes, chrétiennes, druzes…

Nathalie Loiseau : Les Syriens, quels qu’ils soient, font face à une économie qui s’est effondrée, le pays n’était plus qu’un narco-État où chaque zone était sous une influence différente. Le pays est morcelé et les sunnites sont portés par un grand sentiment de revanche. Mais le pays est aussi pour partie kurde, chrétien, druze, alaouite…

 

Le Crif : Cette mosaïque peut-elle tenir, ne risque-t-elle pas de tomber dans une nouvelle guerre civile ?

Nathalie Loiseau : Tout dépend des nouveaux maîtres de Damas. Ce ne sont pas des enfants de chœur, ceux qui veulent faire oublier qu’ils ont été membres de Daesh ou d’Al Qaida ont tort car, même si le chef des rebelles Mohammad al-Jolani émet des signaux positifs avec un pragmatisme manifeste, il n’est pas seul. Dans les troupes qui sont entrés à Damas, il y a une dizaine de djihadistes français, il y a des Afghans, des Tchéchènes, des gens à qui on ne peut pas faire confiance. La question est et sera de savoir si Monsieur Jolani aura la capacité de leur imposer une ligne pragmatique et modérée.

Cela va dépendre des Syriens mais aussi de nous, Européens et Français qui avons un rôle historique dans cette région, de notre capacité à engager des négociations et un projet de coopération, utile pour le peuple syrien, avec des conditions précises pour le pouvoir qui se mettra durablement en place. L’enjeu est de sortir HTS, le mouvement islamiste syrien, de toute logique terroriste, de sortir la Syrie des sanctions et d’aider à la reconstruction de ce pays, tout cela devant être assorti de conditions. La première est la poursuite de la lutte contre Daesh, qui est toujours là, tapi dans l’ombre. Pour lutter contre Daesh, il faut que la coalition internationale tienne, que les États-Unis ne s’en retirent pas (il y a une inquiétude sur les intentions de Donald Trump sur ce point) et que les Kurdes continuent à nous aider. Ce sont les Kurdes qui aujourd’hui gardent les 23 camps où se trouvent les djihadistes, syriens et internationaux. Si la Turquie va trop loin dans sa croisade contre les Kurdes, le risque est énorme que ces djihadistes s’éparpillent dangereusement dans la nature. Il faut aussi que la Syrie donne bien sûr des gages précis pour qu’elle ne déstabilise pas ses voisins, ni la Jordanie, ni le Liban, ni Israël, ni l’Irak.

 

 

Israël a estimé ne pas pouvoir « se placer sous la menace d’attaques venant de Syrie […] La Russie est l’alliée de l’Iran, qui est l’ennemi d’Israël »

 

 

Le Crif : Sur Israël, comment analysez-vous l’attitude, présentée comme préventive, qui a consisté à cibler et à bombarder récemment de très nombreux sites militaires syriens ? 

Nathalie Loiseau : Je pourrais vous faire une réponse de diplomate et vous dire que l’occupation du Golan est contraire au droit international, ce qui est la réalité, que les attaques contre les sites d’équipements militaires syriens sont un acte d’agression, mais ma réponse est différente et prend en compte d’autres éléments, plus complets. Benyamin Netanyahou subit le reproche de n’avoir pas vu venir le 7-Octobre et on peut comprendre ce reproche. Il ne peut pas laisser aujourd’hui Israël sous la menace d’attaques venant de Syrie. Le chef des rebelles syriens a des déclarations laissant entendre que la Syrie a bien d’autres choses à faire que s’en prendre à ses voisins mais, dans ses troupes, on entend aussi des voix qui disent : « on a pris Damas, on va prendre Jérusalem ». Il a donc été jugé, du côté de l’État d’Israël, qu’il y avait la nécessité de ne rien laisser passer et d’éviter tout risque majeur.

Il y a quand même quelque chose de choquant dans certains discours, quand on entend dire qu’il ne faut pas que ces armes (syriennes) « tombent entre de mauvaises mains ». Elles étaient déjà entre de mauvaises mains, celles du régime d’Assad, qui n’avait jamais signé de traité de paix avec Israël. La Syrie laissait passer les armes à destination du Hezbollah, accueillait des troupes iraniennes et la milice du Hezbollah.

Il faut espérer que l’abandon du régime syrien précédent par la Russie va faire bouger Benyamin Netanyahou sur un point important, lui qui a toujours eu une vision, à mes yeux, erronée sur la Russie de Vladimir Poutine. La Russie n’est plus là pour dicter ce qui doit se passer en Syrie. C’est donc aussi le moment où tous les Israéliens doivent vraiment se rendre compte que la Russie n’est pas son allié, que la Russie est l’alliée de l’Iran, qui est l’ennemi d’Israël. Je pense que cela n’échappe plus à une très large majorité d’Israéliens.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n’engagent que leurs auteurs -