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Comment mesurer le succès et la pénétration des idées complotistes dans la société ? S’agit-il d’un phénomène minoritaire, qui gangrène néanmoins l’espace des discussions publiques, ou d’un phénomène qui se généralise massivement et vient bouleverser de fond en comble le fonctionnement des sociétés démocratiques ? Pourquoi l’antisémitisme semble-t-il un passage obligé pour la plupart des théoriciens du complot ? De quelles données dispose-t-on pour évaluer le phénomène ? Rencontre avec le sociologue Laurent Cordonier pour qui la lutte contre le complotisme passe d’abord par une mesure précise de cette réalité de notre paysage politique contemporain.
« La méthode la plus courante pour mesurer la diffusion des idées complotistes dans la société est celle du sondage – comme par exemple ceux menés par l’IFOP pour Conspiracy Watch et la Fondation Jean-Jaurès à l’occasion de leurs enquêtes sur le complotisme en 2018 et 2019. Il s’agit sans doute d’un bon moyen d’estimer la popularité des thèses complotistes dans la population et la manière dont cette popularité évolue année après année. Cependant, cette méthode par sondage souffre de plusieurs limites, à la fois théoriques et pratiques. Ces limites tiennent surtout au fait que l’on mesure l’adhésion à certaines thèses, c’est-à-dire que l’on demande aux sondés s’ils adhèrent ou non à tel ou tel item particulier. Par exemple : « Croyez-vous que le gouvernement américain soit impliqué dans les attentats du 11 septembre 2001 ? » ou « Croyez-vous que l’accident de voiture qui a causé la mort de Lady Diana était en fait un assassinat maquillé ? ».
Le premier problème, évident, est donc que l’on n’a d’informations que sur les thèses précises qui sont testées, et pas nécessairement sur le complotisme « en soi », ce qui peut conduire à des interprétations erronées. Ainsi, certains résultats des enquêtes de l’IFOP sur le complotisme avaient été présentés de façon trompeuse, ce qui avait provoqué des critiques légitimes sur les réseaux sociaux, même si elles n’étaient pas toujours bien intentionnées. Le problème n’était pas ici dans les sondages eux-mêmes, mais dans le fait d’affirmer, à partir de leurs résultats, que « 79% des Français croient à au moins une théorie complotistes » (1), sous-entendant par là qu’ils seraient complotistes. C’est abusif, car si on avait mesuré l’adhésion à quelques dizaines de théories du complot de plus, on se serait sans doute aperçu que 100% des Français sont conspirationnistes selon ce critère…
Un autre problème tient au fait que, bien qu’on parle de « théories du complot », il ne s’agit en fait pas d’objets théoriques particulièrement précis et structurés. On s’aperçoit ainsi que les gens qui sont sensibles au complotisme peuvent croire en même temps à plusieurs versions d’un même complot supposé, même quand elles sont contradictoires entre elles. Par exemple, une étude a montré que les individus qui disent croire que la princesse Diana a simulé sa propre mort ont davantage tendance que les autres de déclarer croire qu'elle a été assassinée... Par ailleurs, les sondages sur le sujet risquent toujours de susciter l’adhésion à des théories du complot auxquels certains répondants sont confrontés pour la première fois.
On saisit par là une des caractéristiques centrales du complotisme : il ne s’agit pas tant d’un ensemble bien délimité de théories dont on pourrait mesurer précisément la diffusion dans la population, que d’une tendance à rejeter toute explication dite « officielle » d’un phénomène ou d’un événement. Le complotisme consiste d’abord en une remise en cause radicale des discours et récits « officiels », au sein desquels il s’agit alors de chercher des anomalies, qui sont toujours présupposées. Dès lors que l’explication « officielle » (c’est-à-dire, celle qui est communément admise par des représentants d’institutions, des journalistes, des scientifiques, des historiens…) est réputée ne pas tenir debout, il se forme un vide explicatif qui peut potentiellement être comblé par n’importe quelle explication concurrente. En ce sens, le complotisme est le symptôme d’une méfiance radicale qui se cristallise dans une adhésion marquée à des thèses très diverses. Les théories du complot sont crues parce qu’elles apparaissent comme alternatives, et non pour leur mérite propre ou les preuves qui les appuieraient.
Pour lutter de façon pertinente contre le complotisme, il vaut donc mieux mesurer le phénomène en prenant en compte sa spécificité. La méthode par sondage permet d’évaluer l’adhésion à des thèses particulières, mais elle s’avère limitée en raison des contours flous du phénomène complotiste, et de l’apparition constante de nouvelles théories. C’est pourquoi la recherche en psychologie sociale et cognitive préfère recourir à des échelles standardisées de mesure de la sensibilité au complotisme. Avec cette méthode, il ne s’agit pas de tester l’adhésion à des thèses particulières, mais à des propositions génériques, du type : « il existe des sociétés secrètes qui manipulent la marche du monde ». On ne demande pas au répondant s’il est d’accord ou pas, mais à quel degré il estime cette proposition probable ou réaliste, de « pas du tout » à « extrêmement ». Selon les échelles, on teste entre 5 et 15 items génériques de ce type et on moyenne le score de chaque répondant, ce qui permet d’estimer sa sensibilité aux thèses complotistes. En fait, cette méthode cherche à mesurer le degré de ce qu’on appelle une « idéation complotiste », c’est-à-dire une tendance plus ou moins marquée à croire en des théories du complot.
Mesurer une disposition générique à croire à des théories de ce type, plutôt que l’adhésion à une thèse particulière, permet de s’affranchir des éléments contextuels de chaque théorie particulière, qu’ils soient historiques ou nationaux, et donc d’affiner l’analyse. L’intérêt est alors de pouvoir étudier les corrélations entre cette mesure et diverses variables, par exemple le niveau d’éducation ou l’âge… C’est le meilleur moyen pour analyser quels sont les facteurs de sensibilité au complotisme. Cependant, cette méthode présente aussi des limites, et elle n’est pas forcément le meilleur moyen pour dire quelque chose de la prégnance du complotisme dans une société.
En effet, elle a le défaut de produire des résultats qui sont difficilement communicables auprès du grand public. Il est beaucoup plus simple de dire « X % de la population croit que… », que de dire « les gens se situent en moyenne à tel niveau sur une échelle de 0 à 10, avec X % de la population qui sont à 10 ». L’interprétation des résultats est beaucoup moins évidente, et il n’y a pas de limite définie à partir de laquelle on pourrait dire que quelqu’un est complotiste, puisqu’il s’agit d’un continuum. D’ailleurs, on ne sait pas où devrait se situer le niveau « normal » de sensibilité au complotisme au sein d’une société, et personne n’obtient jamais un score tout à fait nul. C’est d’ailleurs assez compréhensible : si l’on est confronté à une affirmation du type « le gouvernement assassine des gens à l’insu de sa population » et qu’on est, par exemple, aux États-Unis, ce serait méconnaître l’histoire de la CIA que de répondre « non, c’est impossible ». Même pour un Suisse comme moi, pour qui la question est historiquement moins brûlante, je ne suis pas sûr qu’il serait entièrement raisonnable d’affirmer que c’est complètement inimaginable. Les résultats que l’on obtient par cette méthode sont donc solides scientifiquement, mais assez nuancés, et ont pour principal intérêt de permettre d’estimer quelles sont les variables associées au développement d’une idéation complotiste.
Avec Gérald Bronner et Florian Cafiero, nous avons conduit une étude empirique (2) qui nous a permis de comparer les niveaux de sensibilité au complotisme entre différents pays (y compris la France), et d’identifier les paramètres macrosociologiques qui favorisaient cette sensibilité. Nous sommes partis des données d’un sondage international effectué par YouGov (3), qui avait ce défaut de tester principalement l’adhésion à des thèses particulières. Cela pose bien sûr problème dans une comparaison internationale, car des facteurs culturels ou politiques nationaux pourraient influencer l’adhésion à une théorie donnée. Par exemple, on pourrait penser que c’est en raison d’un sentiment anti-américain que les populations de certains pays adhèrent davantage à la théorie selon laquelle le gouvernement américain aurait organisé les attentats du 11 septembre, et non parce que l’idéation complotiste y serait particulièrement prégnante. Cependant, en isolant une question suffisamment générique pour se rapprocher de celles d’une échelle standardisée, nous avons pu contrôler et vérifier que nos données n’étaient pas trop affectées par le contexte culturel ou politique.
Un des résultats les plus intéressants de cette comparaison internationale est qu’il semble y avoir, paradoxalement, une sorte de rationalité du complotisme. En effet, parmi les facteurs influençant la sensibilité au complotisme de la population d’un pays, un des plus décisifs semble être le sentiment de corruption des élites. Je dis « sentiment » car si la population ne percevait pas les élites comme corrompues - quand bien même elles le seraient - elle ne se tournerait pas vers des thèses complotistes. Mais il ne s’agit pas seulement d’une impression : nous nous sommes servis d’un indice qui prend aussi bien en compte le ressenti des gens que des faits objectifs de corruption. Et donc, plus un pays est corrompu et perçu comme tel, plus ses habitants ont tendance à être complotistes. Par ailleurs, moins il est démocratique (au sens du Democracy Index), plus sa population est sensible au complotisme.
Dans la majorité des études sur le complotisme, la défiance à l’égard des institutions politiques et médiatiques ressort d’ailleurs comme étant un prédicteur central de la sensibilité au complotisme. Mais, dans un certain nombre de cas et de pays, il peut y avoir de bonnes raisons à cette méfiance. Le problème est que cela risque de conduire les gens à adhérer à n’importe quelle théorie qui apparaît comme alternative. La situation est alors complètement paradoxale : les gens se mettent à croire à des thèses fausses pour de « bonnes raisons ».
Est-ce qu‘il a une spécificité de l’antisémitisme, ou est-ce un complotisme comme un autre ? C’est une vraie question. Sous certains aspects, l’antisémitisme est une forme de pensée complotiste comme les autres, mais il présente tout de même certaines spécificités remarquables. En effet, l’antisémitisme est au cœur des plus vieilles théories du complot qu'on connaît – le complotisme n'ayant bien sûr pas attendu le développement d’internet pour exister. Par exemple, la thèse des juifs empoisonneurs de puits remonte au Moyen Âge. Un peu plus proche de nous, on trouve un texte comme les Protocoles des Sages de Sion.
Dans un article que j’ai écrit avec Sebastian Dieguez pour TANGRAM (4) (revue de l'Office fédéral suisse contre le racisme et l'antisémitisme), nous soutenons que l'incroyable longévité historique de l'antisémitisme ne peut s’expliquer sans sa composante complotiste. Au fond, il est impossible d’être antisémite si l’on fait l’économie de l’idée d’un complot juif global. Par définition, dans le complotisme, il s’agit d’identifier un groupuscule, une « élite » qui agirait pour son bien, au détriment du reste de l'humanité. Ce groupe est secret, compétent et dissimule ses funestes intentions. Or, il existe tout un imaginaire historique qui prédispose la communauté juive à jouer le rôle du groupuscule malfaisant dans les récits complotistes. Il n’est dès lors malheureusement pas surprenant de voir resurgir l’antisémitisme dans toutes les formes de théories du complot contemporaines. Par exemple, la figure de Soros est centrale dans l’imaginaire des mouvances QAnon ou antivax. En réalité, le complotisme est extrêmement innovant tout en réactivant toujours les mêmes trames narratives.
Ce qu’il faut souligner, c’est que les théories du complot nourrissent et légitiment la haine à l’égard de certaines communautés. Pour pouvoir détester l’autre, qu’il soit juif, étranger ou quoi que ce soit, il faut lui attribuer des intentions mauvaises. On ne peut pas juste le détester comme ça, gratuitement : il faut se donner de bonnes raisons pour se sentir légitime dans sa haine. Une des manières de le faire est de construire un narratif dans lequel la communauté visée est présentée comme maléfique, puissante et compétente, capable d'organiser des machinations invraisemblablement compliquées. En même temps – toujours les paradoxes de la pensée complotiste – les comploteurs sont étonnamment maladroits. Ils mettent en place un plan diaboliquement efficace et précis, mais oublient systématiquement un détail grossier que le « théoricien » du complot sera capable de repérer en faisant « ses propres recherches » sur internet, démasquant ainsi une machination globale depuis son smartphone...
Il faut encore noter que les grands récits complotistes comportent très souvent une composante religieuse ou, au moins, spirituelle. La recherche contemporaine parle d’ailleurs de « conspiritualité » pour qualifier le phénomène. Ces récits mettent en scène un combat des forces du mal contre celles du bien, dans un narratif qui transcende les distances temporelles et géographiques. Le complot dénoncé est dès lors éternel et mondial. En France, cette tendance est bien illustrée par le complotisme d’Alain Soral, qui fait du juif l’ennemi millénaire, ou par celui de Dieudonné Mbala Mbala, chez qui la figure du Christ devient celle de la résistance au complot juif mondial. Ces récits trouvent ainsi un écho particulier au sein de mouvances chrétiennes traditionnalistes d’extrême droite.
Donc, pour résumer, oui, il y a quelque chose de très particulier dans le rapport du conspirationnisme aux Juifs, mais en même temps, cela relève du narratif le plus classique des théoriciens du complot. Le complot juif fait nécessairement partie du « package » complotiste. On n’est pas forcément « platiste » (5) quand on est complotiste, mais immanquablement on finit par tomber sur des théories du complot juif. Il n'y a pas un récit complotiste un peu englobant qui ne fasse référence à cette figure-là. La recherche psychologique montre qu’il existe une disposition générique à adhérer aux théories du complot : le meilleur prédicteur de la croyance en une théorie du complot déterminée, c'est la croyance en une autre théorie du complot. On finit donc généralement par les accepter en bloc. Et dans ce bloc, l’antisémitisme est systématiquement présent.
Si l’on s’intéresse aux facteurs de sensibilité au complotisme, on observe qu’ils relèvent en partie d’une difficulté à traiter correctement la masse d’informations à laquelle nous sommes confrontés. Cela aboutit bien souvent à accorder une confiance démesurée à des thèses tirées pas les cheveux, dénuées de base solide. Ainsi, la recherche a identifié des facteurs cognitifs au complotisme. L’un d’entre eux est le manque de pensée analytique, c’est-à-dire une pensée trop intuitive. Pour schématiser, on peut distinguer chez chacun de nous un système de pensée analytique et un système intuitif. Le second consiste en une série de raccourcis cognitifs qui ont été sélectionnés au cours de l’évolution de notre espèce pour répondre aux exigences de notre environnement et traiter l’information de manière rapide et automatique. En général, ces raccourcis nous permettent d’appréhender plutôt correctement le monde, mais ils peuvent aussi nous tromper : c’est par exemple le cas quand on confond corrélation et causalité, sans prendre en considération la possibilité qu’il s’agisse d’une coïncidence. Le système analytique permet justement d’inhiber cette réponse immédiate. C’est cette inhibition qui fait parfois défaut chez les individus qui se fient beaucoup à leur instinct, à leur intuition, ce qui les rend plus susceptibles de voir des liens là où il n’y en a pas, de croire à des théories du complot et, plus généralement, à de fausses informations.
Reconnaître le rôle de facteurs cognitifs dans la sensibilité au complotisme ne revient bien sûr pas à dire que les facteurs environnementaux, sociaux, ne jouent pas eux aussi un rôle central. Ainsi, le niveau de corruption, le déficit démocratique ou le manque de liberté de presse sont des facteurs de risque de la sensibilité au complotisme, tout comme l’omniprésence de fast-food est un facteur de risque de l’obésité. Plus généralement, l’existence d’un milieu informationnel dégradé, où l’on est saturé d’informations de qualité très variable et où il devient extrêmement difficile de se positionner est un facteur de risque.
C’est pourquoi il est si important, pour lutter contre le complotisme dans nos sociétés, de donner aux individus de bonnes raisons de faire confiance à leurs institutions politiques et médiatiques. Il faut améliorer la qualité du journalisme et encourager des initiatives comme le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), lutter pour la transparence des institutions et contre la corruption. En effet, les scandales de corruption comme celui qui vient d’éclater au niveau européen, font à l’évidence le lit du complotisme. »
Laurent Cordonier
Propos recueillis par Samuel Leenhardt
Notes :
(1) https://www.ifop.com/publication/enquete-sur-le-complotisme/
(2) Cordonier, L., Cafiero, F., & Bronner, G. (2021). “Why are conspiracy theories more successful in some countries than in others? An exploratory study on Internet users from 22 Western and non-Western countries.” Social Science Information, 60(3), 436–456
(3) YouGov est une société internationale de sondages et d'étude de marché basée sur Internet
(4) Cordonier L., Dieguez S., « Le complotisme, moteur du racisme », Tangram, n°45, 2021
(5) Les « platistes » désignent les membres de la communauté qui croit que la terres est plate. Ceux qui soutiennent que la terre est ronde seraient, selon les platistes, victimes d’un complot notamment alimenté aujourd’hui par la NASA et la CIA... Selon une étude menée par l’IFOP pour l’institut Jean Jaurès et l’observatoire Conspiracy Watch plus de 9 % des Français croient « possible que la Terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l'école »
Biographie :
Laurent Cordonier est sociologue. Après avoir obtenu un doctorat en sciences sociales à l’Université de Lausanne et mené des recherches dans des laboratoires de psychologie cognitive en Europe et aux États-Unis, il poursuit ses travaux sur les rapprochements possibles entre sociologie et sciences cognitives au GEMASS, un laboratoire de l’Université de la Sorbonne, et sur les questions de désinformation en tant que directeur de la recherche de la Fondation Descartes. Il est notamment l’auteur de La nature du social : l'apport ignoré des sciences cognitives (PUF, 2018).
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