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Publié le 18 Janvier 2023

L'entretien du Crif - Dominique Schnapper : "L’avenir des démocraties est lié à la volonté des démocrates de défendre leurs valeurs"

Sociologue, ancienne membre du Conseil Constitutionnel, auteur de nombreux ouvrages, notamment sur la citoyenneté, l’intégration, la République et l’État de droit, Dominique Schnapper répond à nos questions sur les menaces qui pèsent actuellement sur les espaces et les valeurs démocratiques, dont la laïcité. La fille de Raymond Aron souligne, dans le contexte actuel en France : "Si nous ne sommes pas décidés à sacrifier un peu de notre confort pour défendre la démocratie, l’avenir est sombre".

Le Crif : La démocratie est fragile, ses institutions ont été attaquées récemment au Brésil, comme le Capitole en janvier 2021, ce qui avait été une dramatique « première » pour les États-Unis, jusqu’alors solide patrie de l’esprit démocratique. Comment expliquez-vous ces dérives violentes, et que disent-elles selon vous de l’évolution de ces sociétés ?

Dominique Schnapper : Ces dérives violentes sont inquiétantes puisqu’elles remettent directement en question les institutions de la démocratie. Or, être démocrate, c’est respecter les institutions de la démocratie. Et le vote en est une dimension essentielle. C’est un régime qui se définit par la légitimité de la communauté des citoyens qui choisit librement ses dirigeants. Le cas américain est particulièrement troublant parce la démocratie s’y est construite dès l’origine par le respect scrupuleux de la loi et de la Constitution, d’autant plus nécessaire que les populations elles-mêmes étaient plus diverses.

La société y a toujours été violente, c’était un monde de colons mais le respect de la Constitution faisait tenir ensemble ces populations diverses. Par-delà les caractéristiques des individus, la violence politique aujourd’hui est profondément liée à la remise en cause des institutions qui caractérisent les démocraties actuelles que je qualifie, à la suite de Montesquieu, d’« extrêmes ». Un extrême individualisme conduit à contester les contraintes, les décisions collectives et les institutions qui les portent et les justifient.

Le Brésil, où la démocratie n’a pas le même ancrage ancien, et où l’influence du Nord est grande, a suivi le modèle donné par Trump. L’influence du modèle américain, étant donné le rôle mondial du pays, risque de se diffuser au-delà des Amériques. Et vous avez raison de rappeler la fragilité des démocraties.

« La critique du colonialisme passé se transforme en une critique du régime démocratique. »

 

Le Crif : Est-ce que la France, et plus largement l’Europe, sont exposées et doivent se prémunir d’un risque de déstabilisation démocratique, ou ce risque vous semble-t-il moins menaçant en France et en Europe ?

Dominique Schnapper : Pour l’instant, en France, les critiques radicales sont verbales. Ni l’extrême gauche ni l’extrême droite n’ont remis en question le principe de l’élection et les résultats quand ils sont jugés et déclarés honnêtes par le Conseil constitutionnel. L’appel rituel de Jean-Luc Mélenchon à une sixième République ne prend pas un chemin insurrectionnel. On peut espérer que les sociétés démocratiques de l’Europe sont moins violentes que l’Amérique, on peut espérer aussi que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les pays européens, ayant payé un lourd tribut à la guerre et aux horreurs de la guerre, sont attachés à la paix dont nous avons bénéficié depuis 1945. Mais évidemment le risque existe, moins sans doute de l’intérieur que de l’extérieur de l’Europe.

Les autres pays sont moins attachés à la paix que nous et, dans le monde, les Européens, maintenant qu’ils ont perdu leur domination mondiale, sont violemment critiqués. La critique du colonialisme passé se transforme en une critique du régime démocratique. Or, nous vivons dans un monde ouvert.

 

Le Crif : La guerre provoquée par la Russie de Poutine en Ukraine a suscité une formidable mobilisation civique (et armée) des Ukrainien(ne)s, en même temps qu’une extension de l’OTAN (avec la volonté d’adhésion de la Suède et de la Finlande). Est-ce à dire que cette guerre induit aussi un (r)éveil de la conscience civique européenne et quelles en sont plus largement, à vos yeux, les conséquences ?

Dominique Schnapper : Les Européens de l’Ouest n’imaginaient plus la possibilité d’une guerre. L’idée même de guerre était étrangère à des générations qui n’avaient connu que la paix depuis des décennies. Nous avions oublié que l’histoire est tragique et que nous avons vécu une période miraculeuse. La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine nous force ou devrait nous forcer à réintroduire l’idée du tragique et le danger dans lequel nous vivons, comme les générations qui nous ont précédés. La Pologne ou les pays Baltes eux le savent encore…

« L’avenir des démocraties est lié à la volonté des démocrates de défendre leurs valeurs »

Pour l’instant la vie publique en France semble plus occupée par le niveau de vie, l’inflation, la réforme des retraites et le confort que par la défense des valeurs civiques et par le destin des démocraties. C’est ce qui me paraît inquiétant. L’avenir des démocraties est directement lié à la volonté des démocrates de défendre leurs valeurs. Si nous ne sommes pas décidés à sacrifier un peu de notre confort pour défendre la démocratie, l’avenir est sombre.

 

Le Crif : Vous avez, depuis longtemps, travaillé sur l’enjeu éducatif et « le socle commun » d’Éducation. On a vu apparaître à nouveau, ces derniers temps dans le champ de l’Éducation nationale, des signaux faibles révélant des atteintes aux principes de laïcité à l’école. Dans quelle mesure, ces signaux (concernant par exemple certaines tenues vestimentaires) sont-ils inquiétants et quelles sont les recommandations que vous pourriez renouveler en direction du Ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, Pap Ndiaye ?

Dominique Schnapper : Les atteintes à la laïcité sont nombreuses et depuis vingt ans on le sait. Rappelez-vous Frédéric Bronner, Les territoires perdus de la République (2002) et le rapport de l’inspecteur général Obin en 2004. Ces atteintes restent minoritaires mais, dans certains établissements, elles sont croissantes et prennent éventuellement des formes renouvelées et dangereuses.

« Il ne faut pas oublier Samuel Paty »

Il ne faut pas oublier Samuel Paty.  Les enseignants ne sont pas tous des héros comme lui. La pression est forte sur eux. Beaucoup contrôlent leur enseignement pour ne pas susciter de réactions hostiles, d’autres ne signalent plus les atteintes pour éviter de faire des vagues.

C’est extrêmement difficile de faire appliquer la loi qui impose des tenues qui ne soient pas religieusement ostentatoires. Le Ministre est très attaché à la laïcité, il le dit et l’écrit. Mais le combat contre les atteintes à la laïcité doit être mené par tous, à tous les niveaux, même si l’on a conscience de la difficulté. Les islamistes mènent dans l’école un combat contre les valeurs démocratiques, et en France la laïcité en est l’une des dimensions essentielles. C’est un combat politique, mené contre nous et contre la démocratie, qui doit primer le faux débat sur des formes plus ou moins « tolérantes » que peut prendre aujourd’hui la laïcité.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n'engagent que leurs auteurs -