Jean-Pierre Allali
Les lumières de Sarajevo, par Moïse Abinun (*)
Les éditions Lior, sous la direction éclairée de François Azar, se sont donné pour mission de sauvegarder et de faire connaître le patrimoine littéraire du monde judéo-espagnol. Et elles y réussissent particulièrement bien avec la publication régulière d’ouvrages aussi originaux que d’une lecture agréable. Le livre de Moïse Abinun, alias Moché Abinun de Foly dit Mushon ou encore Moritz, à travers une saga familiale, nous permet de redécouvrir le judaïsme de Sarajevo au temps où la ville comptait autant de synagogues, des cals, que de mosquées. Nous sommes à la veille de la Première Guerre mondiale qui sera, on le sait, déclenchée par l’assassinat par le jeune Gavrilo Prinzip de l’archiduc François-Ferdinand et de son épouse le 28 juin 1914.
La Bosnie, peuplée de Serbes et de Croates avait été intégrée à l’Empire ottoman en 1463. Pourchassés par l’Inquisition nombreux furent alors les Juifs d’Espagne à être accueillis par le sultan Bajazet. En 1718, la Bosnie et l’Herzégovine furent cédées aux Habsbourg avant de revenir dans le giron turc en 1739. En 1878, la Serbie devint indépendante.
Voici Clara Atjas, fille de Rachel et Léon Atjas, native de Banja Luka en Bosnie. Et voici Samuel Abinun, soldat de l’armée autrichienne. Tels sont les parents de l’auteur et narrateur qui, pour sa part, verra le jour le 14 mai 1912. Clara mettra au monde deux autres garçons : Léon puis Benjamin. Plus tard les rejoindra Rachel-Rozika. Et plus tard encore, Dani qui mourra très jeune.
Le récit est truffé d’expressions en judéo-espagnol local, fort heureusement traduites et les histoires de Djoha comme les comptines enfantines, viennent régulièrement nous rappeler l’influence ottomane sur les moeurs de la région. Sans oublier les aliments : minders, trushis, burekas, chebabtchiches, rashnitches, kaïmaks, ruskitas, buyitikus, strudels, baklabas, buzas, polentas, burikitas, koukourous, djularis ou encore guevus inhaminadus et les boissons spécifiques : slivovitsa, rakis, dulsis et caficu ou encore les vêtements traditionnels : shlafrock, shalvar,peshkir et tucadu. Quant aux grands-parents, ils sont désignés par les affectueux Nonna et Nonnu.
Les fêtes juives avec leurs caractéristiques locales sont décrites avec finesse. On découvre les adaptations locales de la fête de Pourim avec « Le Pourim de Raguza-Dubrovnik » en mémoire des Juifs emprisonnés et injustement accusés de meurtre rituel le 4 octobre 1631, « Le Pourim de Belgrade », célébré le 19 mai en mémoire des Juifs sauvés au cours de la guerre serbo-turque ou encore »Le Pourim de Sarajevo » qui rappelle, le 4 octobre, le sauvetage des Juifs avec à leur tête, le rabbin Moché Danan, des griffes du pacha Rudji. Sans oublier les superstitions comme la pratique du livianus avec, comme en Afrique du Nord la croyance en le mauvais œil qu’on écarte d’un savoureux « To oho in su culu », « Ton œil dans son cul ».
Samuel, blessé lors des combats, finira la guerre avec le grade de sergent et décidera, pour remercier D.ieu de l’avoir maintenu en vie, d’entrer dans les ordres et de devenir rabbin alors qu’il envisageait une carrière d’horloger.
Dans les années 1919-1920, la Bosnie n’est plus sous l’autorité des austro-hongrois. Un royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes est créé. La grand-rue qui, jusque-là , s’appelait rue François-Ferdinand, devint la rue Kralj Alexander, rue du roi Alexandre.
Samuel Abinun sera nommé, en 1921, rabbin de la ville bosniaque de Bosanski Shamats. Une page nouvelle dans la vie de la famille. Le 14 mai 1925 ou 20 iyar, le jour même de la fête de Chavouot, Moïse célèbre sa bar-mitsva. Le voilà un homme ! Il en profite pour rejoindre les scouts juifs de Bosnie avec lesquels il rencontrera le célèbre Baden Powell et même le roi Alexandre.
Puis c’est l’armée, les voyages, la rencontre de Mathilde, le mariage. Une vie.
Il était une fois des Juifs à Sarajevo, Saraj pour les intimes.
Un superbe cahier iconographique ainsi qu’un recueil de chants en judéo-espagnol de Bosnie et un lexique agrémentent ce bel ouvrage.
Époustouflant !
Jean-Pierre Allali
(*) Èditions Lior. Septembre 2021. 452 pages. 20 €.