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Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs.euses et intellectuel.eles sur les nouvelles formes d’antisémitisme, l’antisionisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, les risques et enjeux géopolitiques et le terrorisme, notamment.
L’institution produit également des documents dans le cadre de sa newsletter, de la revue Les Études du Crif, sur son site Internet et sur les réseaux sociaux, en publiant régulièrement les analyses et les points de vue d’intellectuels. Des entretiens sont publiés également sur le site. Pour la collection des Études du Crif, plus de 130 intellectuels ont publié des textes.
Chaque année, nous demandons à plusieurs intellectuel.les de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle.
Si les textes publiés ici engagent la responsabilité de leurs auteur.es, ils permettent de débattre et de comprendre de phénomènes complexes (laïcité, mémoire, antisémitisme et racisme, identité…).
Dans les semaines à venir, vous aurez le loisir de découvrir ces contributions ! Bonne lecture !
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Se faire le gardien du passé
Le rapport au passé et, dans ce passé, à l’histoire de la persécution et de l’extermination des Juifs est toujours susceptible, en fonction des circonstances, de prendre des formes renouvelées, parfois inattendues, excentriques, voire choquantes. Au cours de l’été 2021, la mise en place d’un passe sanitaire destiné à encourager la vaccination et à lutter contre la progression de la pandémie de COVID-19 a suscité, chez certains de ses opposants, des comparaisons avec l’obligation faite aux Juifs, en zone occupée comme ailleurs dans l’Europe sous la botte nazie, de porter un signe distinctif, ici un brassard, là une étoile jaune. Procéder à un tel rapprochement, c’est évidemment méconnaître ou nier le caractère génocidaire de la politique antijuive du régime nazi et faire offense à ses victimes : Auschwitz-Birkenau n’était pas un vaccinodrome, il ne visait pas à sauver mais à tuer.
Pour l’historien, de tels mésusages constituent un crève-cœur en même temps qu’une incitation à redoubler d’ardeur dans son travail. C’est aussi parce que le passé est parfois attaqué, menacé, qu’il doit s’en faire le gardien, avec résolution mais sans s’illusionner : il ne sera jamais possible de se prémunir de tout. Le mieux – ou le moins – qu’on puisse faire concernant ce passé-là en particulier, si tragique, c’est accumuler les connaissances, les mettre en forme et les diffuser. C’est historiciser.
Mein Kampf a été publié par Hitler en 1925-1926. Traduit en français en 1934, il a depuis été vendu ou diffusé à des dizaines voire des centaines de milliers d’exemplaires, sous forme de livre imprimé ou de fichier numérique. En janvier 2016, l’ouvrage est tombé dans le domaine public si bien que chacun peut à présent le publier sans entrave. Il n’est pas plus possible d’extirper ce livre monstrueux de notre présent que de sous-estimer le rôle tragique qu’il a joué dans l’histoire de l’Europe au XXe siècle. La seule position responsable, pour l’historien, c’est de prendre à bras le corps cette source historique, malgré sa répulsion, et d’en proposer enfin une édition critique, pour tous les lecteurs, nombreux, qui veulent mieux connaître leur histoire et qui pensent à raison qu’un certain nombre de clés se trouvent dans Mein Kampf.
Dénoncer les mensonges, corriger les erreurs, replacer en contexte, montrer les continuités idéologiques entre Hitler et ses prédécesseurs nationalistes, racistes et antisémites, souligner les conséquences à partir de 1933 des prises de position du leader nazi : telles sont quelques-unes des opérations auxquelles une équipe internationale d’historiens et de germanistes s’est livré dans Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, publié en 2021 chez Fayard. Il fallait, sur ce livre monstrueux, donner au lecteur toutes les informations nécessaires pour qu’il soit à même de procéder à une déconstruction radicale de ce discours de haine.
Pour ce faire, une nouvelle traduction a été mise au point, qui veille à ne pas améliorer, en passant de l’allemand au français, le style pompeux et souvent fautif de Hitler. Un appareil critique de près de trois mille notes a été adapté de l’édition critique allemande de l’Institut für Zeitgeschichte, et complété : il est aussi long que le texte de Hitler et donne sur chaque affirmation un contre-point scientifique basé sur les recherches les plus récentes. Enfin, une trentaine d’introductions, générale ou de chapitre, ont été rédigées pour que le lecteur dispose, au moment de se lancer dans la lecture, de toutes les armes intellectuelles et de toutes les connaissances lui permettant de mettre à distance l’idéologie hitlérienne et d’en mesurer les conséquences dramatiques pour les Juifs d’Europe et la plupart des autres peuples du continent.
En élaborant Historiciser le mal, l’équipe scientifique franco-allemande a voulu faire œuvre d’histoire assurément. Elle s’est aussi constituée comme gardien du passé, de ce passé-là, pour éviter que quiconque prétende un jour que Hitler ne pensait pas ce qu’il disait, que l’Europe, hier, a eu raison d’emprunter la voie du nationalisme, de la xénophobie ou de l’antisémitisme, ou qu’Auschwitz-Birkenau était un vaccinodrome.
Historien, directeur de recherche au CNRS, Florent Brayard a codirigé Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf.