Jean-Pierre Allali
Moïse de Tétouan, sa mémoire en héritage (1492-1962). De Mégorachim à Dhimmis puis à Citoyens Français, par Sylviane Serruya (*)
Née à Oran, en Algérie, professeur d’espagnol, Sylviane Serruya a décidé de se lancer dans l’histoire de ses ancêtres, notamment de son grand-père, Moïse et de ses aïeux qui, comme des milliers de Juifs furent amenés, ainsi, comme elle le rappelle opportunément,, que des milliers de Musulmans, les « Mudejares », à fuir l’ignoble Inquisition pour se retrouver, pour certains d’entre eux, à Tétouan, cité du Rif occidental, à trente kilomètres de Ceuta et à cinquante kilomètres à l’est de Tanger. Ces Juifs espagnols deviendront des « Megorashim » par opposition aux Juifs locaux désignés comme des « Tochabim ».
Tous les Juifs d’Espagne ne firent pas le choix de la conversion ou du départ. Certains, et c’est peu connu, choisirent la voie de la résistance et c’est ainsi que, marchant sur les traces de Sinan Reis, naquirent les pirates juifs : Rabbi Samuel Palache, David Abravanel, Itshak Gabbay, Manuel Lévy, Moïse et Abraham Cohen, Yaakov Koriel, Subatol Deul ou encore Yoshua Mendes, pilotèrent des galions au nom de « Mazel Tov », « Melek David », « Zevoulon », « Issakhar », « Prophètes Samuel », « Le bouclier d’Abraham » et « La reine Esther ».
« Me transformant en une sorte de détective, je retrouvai cousins, petits cousins, arrière petits cousin, renouant des liens que des circonstances familiales, historiques ou géographiques, avaient rompus ». explique l’auteure.
Entre 1492 et 1497, les Juifs s’installèrent dans diverses villes du Maroc : Tanger, Aezila, Larrache, Salé, Azemour, Mazagan, Safi, Mogador, Ceuta, Fez, Debbou, Taza, Meknès, Marrakech et, bien sûr, Tétouan, considérée comme « Tchike Yérouchalaïm », « la petite Jérusalem ».
L’accueil des souverains et de la population arabe fut variable, passant d’une certaine bienveillance à une haine féroce accompagnée de discriminations, les Juifs étant considérés comme des « dhimmis ».
Les Juifs de Tétouan, au début du XIXème siècle, sont quelque 9 000 âmes, soit un tiers de la population. Ils sont relégués dans un ghetto, le « mellah ».
Mais, tous comptes faits, les Juifs de Tétouan vont prendre la décision de quitter en masse la ville. L’attitude haineuse de la population arabe, la guerre hispano-marocaine, la conquête de l’Algérie par la France seront autant de facteurs d’instabilité. C’est l’exil, en Amérique, en Palestine et, surtout, en Algérie, notamment à Oran. « La colonisation française de l’Algérie permit de la sorte l’avènement d’une histoire originale des descendants des Juifs exilés d’Espagne dont ils purent écrire un chapitre inédit tourné vers l’avenir et la modernité ».
Au fil des pages, on découvre des héros juifs tétouanais comme Sol Hatchuel, la « Sainte » exécutée par fanatisme, le dayan Isaac Bengualid, le vice-consul de France, Emmanuel Menahem Nahon.
L’auteure évoque le décret Crémieux, la révolte des Spahis, la spoliation des indigènes musulmans en Algérie, le « Code de l’Indigénat », l’antisémitisme conjugué des Arabes et des colons. « Les attaques antijuives furent souvent attisées et fomentées par les activistes européens chez les Arabes musulmans, jaloux et aigris par la différence de traitement que le décret Crémieux avait faite aux Juifs ».
On évoque le fameux texte de Drumont et son alter ego « L’Algérie juive » de Georges Meynié ou encore le quartier huppé dit du « Village Nègre » où Moïse et les siens finiront par s’établir en dehors du quartier juif, Derb El Houd.
Comme elle ne dispose pas d’informations toujours précises sur son bisaïeul, son arrière grand-père, Moïse Serrouya et sur son épouse Djemol Katan, l’auteure en est amenée à des supputations : Moïse a dû, Moïse a probablement, il est certain que Moïse…Les points d’interrogations se comptent par centaines dans ce récit.
Moïse connaîtra une fin tragique : il sera assassiné le 26 octobre 1888 par un voisin. La presse parlera du « Crime du Village Nègre ».
Un corpus volumineux de notes agrémente ce bel ouvrage savant. Un exemple : les affaires Mortara et Finaly sont rappelées dans une note de…trois pages ! Ou encore une page de note sur l’Affaire dite de Damas. Sans oublier une note imposante sur la construction, en 1877, de la Grande synagogue d’Oran qui sera, hélas, transformée en mosquée après l’indépendance de l’Algérie. Une page de note, également sur le général de Lamoricière. Autres notes conséquentes : L’Affaire Dreyfus, Max Régis, Jules Molle, Gabriel Lambert, Doriot, la bataille d’Alger…À découvrir malgré le côté très personnel et familial de l’ouvrage..
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions BoD Books on Demand. Juillet 2020. 384 pages. 23 €.