- English
- Français
Publié le 5 décembre dans Le Monde
Ari Folman le reconnaît, il n’en voulait pas. Adapter le Journal d’Anne Frank, il n’en voyait pas la nécessité, persuadé que tout avait été réalisé auparavant, et plutôt bien, en particulier avec Le Journal d’Anne Frank (1959), de George Stevens, avec Millie Perkins. Alors quand le Fonds Anne Frank, créé en 1963 à Bâle (Suisse) par le père de la jeune fille, Otto Frank, seul survivant de la famille après leur déportation à Auschwitz, a contacté le réalisateur israélien, celui-ci a décliné poliment la proposition.
Cette réticence à franchir le pas n’est pas nouvelle chez Ari Folman. Il en avait déjà été ainsi pour Valse avec Bachir, le film sur l’invasion du Liban par les forces israéliennes en 1982 qui a fait la renommée du réalisateur après sa projection en sélection officielle au Festival de Cannes, en 2008. Quelques années plus tôt, il avait passé une annonce sur Internet afin de demander si d’autres anciens combattants comme lui seraient prêts à témoigner. Il avait reçu près de quatre cents réponses de personnes souffrant, tout comme lui, de syndrome post-traumatique.
« Je ne pensais sincèrement pas obtenir la moindre réponse. L’explication après-coup m’apparaît limpide. Le Liban, en 1982, était la première guerre non conventionnelle menée par Israël. Ce n’était pas une armée contre une autre armée, mais une armée face à une guérilla, mélangée à la population civile. Rien ne nous préparait à ça. Dès que j’ai posé le pied au Liban, j’ai compris que ça allait mal tourner. »
Chantage maternel
Si l’on s’en tient aux apparences, Ari Folman est un homme imperméable à toutes les modes. Il porte un long manteau, un pull à col roulé noir, un pantalon de la même couleur avec des bottes aux semelles épaisses. Les cheveux, blancs et hirsutes, sont coiffés en arrière. L’une de ses oreilles est sertie par un anneau. Autour du cou, un gigantesque médaillon en or. Le motif : un sagittaire qui signale que le réalisateur s’apprête à fêter ses 59 ans le 17 décembre.
S’il semble dégager une autorité naturelle, les choses sont en réalité plus compliquées. C’est sa mère, rescapée des camps de la mort, qui l’a poussé à réaliser Où est Anne Frank !, son cinquième film (en salle le 8 décembre) et le troisième s’appuyant sur une technique d’animation. Apprenant que son fils se voyait offrir la possibilité d’adapter le fameux Journal, l’ex-déportée, âgée aujourd’hui de 98 ans, lui a promis que, s’il acceptait la proposition, elle resterait en vie pour voir le film. « Sinon, m’a-t-elle annoncée, il fallait me préparer à appeler tout de suite les pompes funèbres. »
Les parents du cinéaste ont été déportés à Auschwitz fin août 1944 depuis Łódź, en Pologne, où ils ont été le dernier couple à se marier avant la liquidation du ghetto. A peine arrivés dans le camp de concentration et d’extermination, ils ont été immédiatement séparés. La mère d’Ari Folman parviendra à s’enfuir dans les bois durant les marches de la mort, après l’évacuation des camps, tandis que son père, transféré de camps en camps jusqu’à celui de Wöbbelin, en Allemagne, y sera libéré par l’armée américaine. Wöbbelin est, selon le réalisateur, le seul camp où l’armée américaine a été témoin de faits de cannibalisme entre déportés.
Anne Frank et sa famille arrivent, eux, à Auschwitz dans la nuit du 5 au 6 septembre 1944 après le camp de transit de Westerbork, d’où partaient tous les déportés néerlandais. La famille Frank et le couple Folman rejoignent donc Auschwitz la même semaine et y cohabiteront un temps, avant qu’Anne soit transférée à Bergen-Belsen, en novembre 1944. « Je ne pense pas que ma mère ait croisé Anne Frank, estime Ari Folman. Elle avait des interactions avec des juives tchèques ou hongroises, mais pas hollandaises. Et ma mère avait six ans de plus qu’Anne Frank. »
L’omniprésence de la Shoah
Longtemps, Ari Folman a tenté de prendre ses distances avec la Shoah. Il s’agissait d’échapper au milieu familial, des parents déportés, donc, qui, une fois installés en Israël, fréquentaient essentiellement d’autres déportés. « Je n’ai entendu que des histoires absolument hors normes, si bien que, en arrivant à l’école de cinéma, la plupart des fictions imaginées par mes collègues m’apparaissaient complètement anecdotiques. »
Le premier métier d’Ari Folman, au milieu des années 1990, a été éclairagiste pour la Fondation Spielberg, qui filmait des témoignages de survivants de la Shoah. Son deuxième film, Made in Israël (2001), imaginait la traque du dernier nazi vivant par deux hommes de main commandités par des anciens déportés.
Pour adapter le Journal d’Anne Frank, Ari Folman choisit d’emblée de recourir à l’animation et de se concentrer sur les dernières semaines de l’adolescente à Bergen-Belsen, moment de sa vie négligé par les précédentes adaptations. Il imagine que l’amie imaginaire de l’adolescente dans son journal se trouverait confrontée, à Amsterdam aujourd’hui, à la question des enfants migrants.
De la difficulté de représenter les nazis
Le cinéaste et sa directrice artistique, Lena Guberman – qui signe les illustrations du film et du roman graphique qui l’accompagne, intitulé lui aussi Où est Anne Frank ! (Calmann-Lévy) –, ont buté sur la question de la représentation des nazis : « Si je les rendais trop humains, j’ouvrais une brèche. J’étais obligé d’interroger leur point de vue, que voient-ils exactement ? Si, en revanche, leur regard devient vide, cela pose encore une autre question, on se retrouve proche de la caricature. »
Il dit alors avoir demandé à sa mère : « “Tu étais adolescente dans les camps, comment voyais-tu les nazis ?” Elle m’a répondu : “Je les voyais à la perfection : grands, traits parfaits, des dieux vivants.” A la fin de la guerre, elle avait suivi les procès de Nuremberg, en particulier celui d’Irma Grese, la personne la plus jeune, 21 ans, jamais poursuivie pour crimes contre l’humanité. Elle avait personnellement torturé ma mère. Quand elle était à Auschwitz, le surnom de Grese était “l’Ange blanc”. Elle était blonde, grande, magnifique, avec des yeux bleus. Mais, en suivant le procès, ma mère l’a à peine reconnue, la trouvant laide, sans cou, elle a cherché tout ce qu’elle pouvait et ce n’était pas la même personne qu’elle avait connue dans les camps un an plus tôt. Ils idéalisaient les nazis en raison de leur condition. »
Les gardiens du camp sont dépeints sous la forme de gens immenses, sans expression faciale, comme s’ils étaient des machines. Une transformation que seule l’animation pouvait permettre, comme si le crayon amenait à toucher une vérité impossible autrement, offrant au cinéaste la possibilité de donner enfin corps aux récits qui ne l’ont jamais quitté.