Lu dans la presse
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Publié le 29 Octobre 2021

France - Affaire Mireille Knoll: "Relever la circonstance aggravante d'antisémitisme, un impératif"

Le procès du meurtre de Mireille Knoll, une octogénaire juive tuée à coups de couteau chez elle en 2018, a débuté ce 26 octobre. Entretien avec la magistrate Magali Lafourcade.

Publié le 27 octobre dans L'Express

Le temps judiciaire est venu. Le 26 octobre, deux hommes accusés du meurtre à caractère antisémite de Mireille Knoll, 85 ans, en mars 2018 commencent à être jugés devant la cour d'assises de Paris. A l'issue des investigations qui ont duré deux ans, le caractère antisémite du meurtre est retenu, bien qu'il soit contesté par les accusés.

Mais comment sont définies et jugées les violences en France ? Quelles en sont les issues judiciaires ? Pour y répondre, entretien avec la magistrate Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale des droits de l'homme (CNDDH) et directrice de sessions de formation à l'Ecole nationale de la magistrature sur la lutte contre le racisme et sur la protection des droits de l'Homme. 

L'Express : Plusieurs semaines après le meurtre de Mireille Knoll, malgré une marche blanche et une indignation nationale, le mobile antisémite a longtemps été questionné. Quelle a été la démarche des magistrats pour pouvoir le verser à l'accusation ?

Magali Lafourcade : Pour comprendre, il faut examiner les deux volets à disposition quand on parle d'antisémitisme. Le concept évoque évidemment l'hostilité, la haine pour le grand public, ce qui est de nature à éclairer le sordide du meurtre de Mireille Knoll, qui a été d'une grande violence : onze coups de couteau, et le fait de faire brûler le corps. En lisant ces éléments dans la presse, quand on connaît le profil de la victime, on pense tout de suite à la haine des juifs. C'est le premier aspect.

Le deuxième, qui est aussi utilisé par les magistrats, est celui de la "sélection de la victime". Un suspect peut choisir une victime moins par hostilité affichée que parce qu'il nourrit le préjugé que les "juifs ont de l'argent". Dans l'affaire Mireille Knoll, les suspects sont notamment accusés de vol aggravé. On peut dresser ici un parallèle avec l'affaire de Créteil, où un couple avait été séquestré, violenté et cambriolé au motif que "les juifs ont de l'argent". Quand ce type de déclaration est versé, on voit que le préjugé de sélection a motivé l'auteur du vol. Mais dans ces cas-là aussi, la haine n'est jamais loin. 

Il aura tout de même fallu attendre deux ans pour que le Parquet de Paris réclame que les suspects du meurtre de Mireille Knoll soient jugés pour crime à caractère antisémite. Pourquoi un tel délai ? 

On a tendance à se préoccuper de la circonstance aggravante de racisme ou d'antisémitisme beaucoup trop tard dans les enquêtes. J'étais juge d'instruction, aujourd'hui je forme les magistrats sur ces questions-là, et je me rends compte qu'ils ne sont pas suffisamment sensibilisés. A l'heure actuelle, du fait du manque de moyens attribués à la Justice, ils se trouvent dans une logique d'efficacité. Leur premier réflexe va être de regarder le quantum de la peine encourue (l'importance de la peine prononcée, ndlr) avant toute chose. Dans le cas de Mireille Knoll, ils sont partis rapidement sur une enquête pour meurtre aggravé par l'état de vulnérabilité de la victime. Au pénal, la peine encourue correspond déjà à de la réclusion perpétuelle. 

Dès lors, par souci d'efficience, les magistrats ont souvent le réflexe de ne pas ajouter une question supplémentaire à poser aux jurés d'Assises. Le juge d'instruction peut se dire que relever une circonstance aggravante de plus (que ce soit de l'antisémitisme, du racisme, du sexisme, des LGBT-phobies) ne va non seulement pas augmenter la peine encourue (comme elle est déjà maximale) mais risque de rendre plus complexe les débats. Des débats qui impliquent d'être le plus complets possible concernant ce volet du dossier, et donc d'user de moyens et de temps qui ne leur sont pas forcément disponibles aujourd'hui pour mener une enquête la plus aboutie possible sur tous les aspects juridiques. Résultat : il arrive que la circonstance soit finalement relevée assez tard, dans le cadre du dossier d'instruction. Il ne s'agit pas d'une mauvaise volonté des magistrats, mais de la nécessité de mener une enquête rapide avec des moyens contraints. 

Une manière de procéder que vous ne privilégiez pas dans ce type de dossier... 

Il faut avoir une approche plus large aujourd'hui. Je crois qu'il faut restituer les faits dans leur vérité juridique, et pas simplement factuelle. C'est le rôle de la Justice dans une République de livrer ce sens dans les décisions, de le donner à la famille. Cette affaire a été ouverte dans un contexte particulier, elle a été accompagnée d'une vive émotion nationale. Mais je crois que les magistrats, pris dans les difficultés de l'exercice quotidien de la Justice, ne sont pas assez poreux à ces attentes citoyennes. C'est un impératif catégorique de relever la circonstance aggravante de racisme (ou en l'occurrence, ici d'antisémitisme) dans ce type d'affaire. Sinon, on passe à côté, et plus le temps passe, plus les preuves deviennent ténues. A tel point qu'il devient difficile pour l'enquête de les révéler.

Le cas de Mireille Knoll, en est là encore une illustration : l'un des auteurs des faits a été très vite interpellé, mais les premiers enquêteurs ont surtout isolé le fait qu'il connaissait la personne, ses liens avec elle. Ils n'avaient pas nécessairement à l'esprit le mobile antisémite, car ils n'ont pas forcément le réflexe de relever la particularité de la victime. La formation que je dirige à l'Ecole nationale de la magistrature est conçue pour que les magistrats comprennent bien l'articulation entre la sélection d'une victime sur la base d'un préjugé raciste et la haine qui peut nourrir un crime. Il est impératif de former les magistrats dès l'ENM pour qu'ils comprennent la mécanique de ces clichés racistes. La CNCDH, qui travaille depuis plus de 30 ans sur les préjugés racistes, peut venir les éclairer dans leur approche juridique. 

Il aura également fallu attendre plus de dix mois pour que, dans le cadre de l'affaire Sarah Halimi, le parquet et la juge d'instruction qualifient le meurtre comme antisémite. Ces deux affaires sont-elles similaires ? 

Elles sont proches dans la temporalité : le meurtre de Mireille Knoll a lieu moins d'un an après celui de Sarah Halimi. Les deux victimes habitaient le 11ème arrondissement, une zone pourtant connue pour la cohabitation paisible entre juifs orthodoxes, libéraux, et non-juifs. Ces affaires ont fait émerger l'idée qu'on tuerait à nouveau des juifs en France parce qu'ils sont juifs, et que les institutions n'étaient pas au niveau, parce qu'elles refusaient de voir l'antisémitisme derrière ces crimes. 

Il faut cependant faire attention : ces affaires sont très différentes, dans la mesure où, dans le cas de Sarah Halimi, la Cour de cassation a conclu à l'irresponsabilité pénale du suspect, pris d'une "bouffée délirante" lors des faits. Si le caractère antisémite de l'affaire n'est pas remis en question, le suspect ne sera jamais jugé et condamné, car en France, on ne juge pas les fous. En revanche, ces affaires montrent que les institutions doivent être à la hauteur, en se posant très tôt la question des circonstances aggravantes. Avoir ce réflexe est nécessaire pour bien ouvrir des pistes lors d'une enquête et permettre de réunir les preuves du caractère antisémite des crimes et délits. 

Le caractère antisémite a été retenu dans ses deux affaires. Y a-t-il une spécificité du crime antisémite ?

Oui et non. Chaque forme de racisme a ses spécificités. Dans le cadre de l'antisémitisme, on peut voir que les vieux préjugés sont toujours là : les clichés des juifs qui ont de l'argent, du pouvoir, et la double-allégeance. C'est cette dernière qu'on avait reprochée à Dreyfus, celle de ne pas être vraiment Français, qui aujourd'hui s'est déplacée du côté d'une "allégeance" supposée à Israël.

Point préoccupant : si, selon les études de la CNCDH, la population juive est l'une des mieux acceptées dans la société française aujourd'hui, il y a à son endroit des poches de crispations très extrêmes. C'est mécanique : dans une société qui est plus ouverte, il peut y avoir en réaction des faits de violences de la part de certains groupes extrêmes particulièrement haineux. En France, les juifs sont numériquement peu nombreux, mais sont l'objet d'un nombre d'actes très conséquent à leur encontre. Les chiffres sont très importants par rapport à la population concernée et cela doit tous nous interpeler. 

Comment l'expliquer ? Dans une moindre mesure, certaines pancartes des manifestations anti-passe cet été ont pu laisser penser à une "normalisation" de la vulgate antisémite...

Au fil des sondages, la CNCDH constate qu'à chaque fois que les institutions de la République sont affaiblies, la porte s'ouvre à un regain d'antisémitisme de certains groupes marginaux. Le mouvement des Gilets jaunes n'était pas en soi antisémite ; mais la contestation des institutions qu'il accompagnait a favorisé l'émergence de certaines poches radicalisées qui, elles, l'étaient. Il en va de même pour les mouvements anti-vaccin, qui en plus de mettre en doute les institutions, ont un fort accent complotiste. Or, complotisme et antisémitisme sont très liés. Le mouvement peut être certes marginal, il n'en est pas moins là. On revoit à cette occasion émerger le vieil antisémitisme: celui des juifs et du complot mondial, des Protocoles des Sages de Sion. Un antisémitisme très marqué à l'extrême droite.

Dans l'affaire Knoll, l'enquête a montré "l'ambivalence de Yacine Mihoub (l'un des suspects) vis-à-vis du terrorisme islamiste qui prône notamment l'antisémitisme". L'adhésion à cette idéologie peut-elle aussi être l'un des vecteurs de l'antisémitisme actuel ? 

Au-delà des cas individuels, il serait extrêmement utile de documenter cette question avec des données sociologiques d'ampleur. Malheureusement, nous n'avons à l'heure actuelle que très peu de données sur cette question. Les études qui ont été menées pour l'instant ont été critiquées dans leur méthodologie. Ces études sérieuses coûtent cher... Et elles n'ont pour l'instant pas été réalisées.