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Publié le 20 octobre 2021 dans Le Monde
Rien ne paraît avoir changé, au Grand Café de la Poste de Perpignan. Mais si les habitués lisaient L’Indépendant, le quotidien local, il y a quelques années encore, c’est désormais Valeurs actuelles qu’on retire du guéridon, pour faire place à la nouvelle tournée de café. Depuis que Louis Aliot, vice-président du Rassemblement national (RN), est devenu maire de Perpignan, en juin 2020, l’adhésion aux idées du parti d’extrême droite se manifeste de plus en plus ouvertement.
Le maire sortant, Jean-Marc Pujol (Les Républicains), a été lourdement battu, accusé de clientélisme et d’inaction, en dépit de la mise en place d’un « front républicain ». Implanté dans le paysage politique catalan depuis le début des années 2000, Louis Aliot a prospéré sur un champ de ruines. « La détestation pour la mairie précédente était unanime, d’une violence délirante », constate Nicolas Lebourg, historien perpignanais, spécialiste de l’extrême droite.
« Perpignan, la Catalane » a été renommée « Perpignan, la Rayonnante » par la nouvelle mairie, qui préfère le bleu-blanc-rouge au sang et or, symbole de la « catalanité ». La ville est l’une des plus ensoleillées de France, mais aussi l’une des plus pauvres. En 2019, on y recensait 32 % d’habitants vivant sous le seuil de pauvreté, contre 14 % au niveau national.
« Il fallait démanteler les cliques au pouvoir »
Ici, le RN fait depuis longtemps partie du paysage et son arrivée à la mairie n’a pas été vécue comme un cataclysme. Au Grand Café de la Poste, Philippe Lecole dresse les tables, comme il le fait depuis plus de trente ans, grincheux et méthodique. Ouvert en 1902, ce café est une institution sur la place de Verdun, dont tout le monde a oublié le nom. « La Poste » est un repère. Les quatre platanes centenaires de la terrasse accueillent les clients de 8 heures à 20 heures, du lundi au samedi, et le carillon de Westminster accroché sur la façade de la joaillerie, de l’autre côté de la rue, sonne inlassablement le quart d’heure depuis 1957.
Xavier Maria et Reynald Dédies fument le cigare ici, à l’ombre, tous les après-midi. Selon eux, un changement était nécessaire, le RN ne les choque pas. En catalan, ils ajoutent : « Il fallait démanteler les cliques au pouvoir, avant qu’elles ne se recréent. » Xavier et Reynald sont membres de la confrérie de la Sanch, une communauté catholique ultraconservatrice, enracinée dans la région, qui organise des processions dans la vieille ville pendant la semaine sainte, pour commémorer la Passion du Christ.
A l’autre bout de la terrasse, Romain Marguerite, le patron du restaurant Via Del Vi, situé à quelques rues de là, est en colère. Par aversion pour l’extrême droite, il a annoncé la fermeture de son établissement, à la fin de l’année. Une affaire qui marche pourtant fort. Il dit ne presque plus sortir : « Je n’ai pas envie de marcher dans une ville qui a permis ça. »
Issu d’une famille de restaurateurs, il a ouvert son établissement en 2011, mettant en avant les productions agricoles locales et la catalanité. Le tee-shirt qu’il porte est estampillé « St Jacques », le quartier gitan de Perpignan, le plus pauvre de France. Romain ne décolère pas contre l’immobilisme des habitants, les plus jeunes surtout, « une génération qui n’a pas empêché le pire ».
« Combattre de l’intérieur »
Au Grand Café de la Poste, cette indignation reste rare. Le maire ? « Il est très bien ! Il nous a débarrassés de tous les tordus qui restaient là », assure le gérant, Benjamin Barlaud. Ce qui lui empoisonne la vie, c’est plutôt le passe sanitaire. Son chiffre d’affaires a chuté de 57 % en août, assure-t-il, alors que c’est le plus gros mois de l’année. Le léger brouhaha de la terrasse est soudain perturbé par un bruit confus qui se rapproche. Un cortège de militants antivax, armés de casseroles et de slogans accusateurs, passe à proximité. Des centaines de personnes se rassemblent tous les samedis sur les quais de la Basse, pour crier contre la « dictature sanitaire », qui déchaîne les passions, bien plus en tout cas que la gestion municipale de l’extrême droite.
Un petit train traverse la place, rempli de touristes qui visitent les expositions du festival international de photojournalisme Visa pour l’image et les monuments à découvrir lors des Journées du patrimoine. Le photojournaliste et réalisateur Olivier Laban-Mattei, de passage en ville, s’accorde une pause. Pendant une semaine, il a rencontré les élèves des écoles de la région, sur les différents sites du festival, qui anime la ville, chaque mois de septembre depuis 1989.
Grand-messe du photoreportage, le festival a distingué cette année le travail de la journaliste Fatima Shbair pour sa couverture de la guerre à Gaza en 2021, mis à l’honneur Guillaume Herbaut pour son reportage au long cours sur une France fracturée et en colère, et projeté sur grand écran Populismes, un sujet interagences sur la propagation des idées et des mouvements autoritaires, xénophobes, nationalistes sur tous les continents.
Les thématiques de ce festival engagé ne sont pas la tasse de thé du RN. Mais Louis Aliot défend cette manifestation bec et ongles, se posant en chantre de la liberté d’expression. Une manière de lisser son image et de préserver un événement important pour l’économie de la ville, qui, chaque année pendant deux semaines, multiplie la population du centre-ville par trois, remplit les hôtels et les restaurants. Et le Grand Café de la Poste, haut lieu de rencontres pour les professionnels, reste bondé jusqu’au bout de la nuit. L’occasion pour les Perpignanais de rencontrer des reporters travaillant aux quatre coins du monde, et de susciter de nombreuses vocations pour le journalisme.
Olivier Laban-Mattei, fidèle du festival, dit quant à lui être « entré en résistance ». « Il faut imposer nos sujets, combattre de l’intérieur », estime-t-il, pour éviter que le RN s’installe à Perpignan pour vingt ans.