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Publié le 18 juin dans Le Monde
LA BÊTE IMMONDE REVIENT CONNECTÉE
La haine est à marée montante. Chaque jour ajoute son lot d’injures racistes, de gestes d’exclusion, d’agressions physiques. Les cibles sont multiples : musulmans, Noirs, homosexuels, transsexuels… Et, dans des contextes opposés, la détestation des juifs est centrale. Au siècle dernier, on avait pu croire la bête immonde en voie de disparition. Encore un effort, pensait-on, et on viendrait à bout des préjugés absurdes, des légendes obscures. On croyait possible la fin des aveuglements fratricides. L’histoire en a décidé autrement.
La technique aussi. Impossible de savoir si Internet crée la haine ou se contente de la diffuser. Mais il l’attise et la démocratise. Indiscutablement, les rejets violents des autres, la volonté de les diaboliser, les fantasmes de les éliminer se trouvent démultipliés par la simplicité des communications – anonymes, illimitées, impunies… Tout cela est bien connu, du moins dans les grandes lignes. Car on ignore trop souvent le détail des faits et des chiffres, l’histoire récente de cette explosion progressive, et plus encore les moyens de l’endiguer, sans doute moins inopérants qu’on ne l’imagine.
Voilà pourquoi est précieux le nouveau livre de Marc Knobel, Cyberhaine. Depuis fort longtemps déjà, cet historien suit pas à pas, année après année, site par site, de plate-forme en plate-forme, l’envahissement de la Toile par des discours haineux, et singulièrement ceux des antisémites de tous bords. Car l’antisémitisme demeure le baromètre de toutes les haines. Le seul fait que cette évidence soit aujourd’hui moins audible, et même contestée, confirme l’ampleur du déferlement.
Second souffle
L’enquête, fort bien documentée, montre comment des propos meurtriers ont trouvé un second souffle à mesure que le Net s’est étendu, puis massivement installé dans les vies quotidiennes. Auparavant, néonazis et négationnistes ne disposaient que de circuits de diffusion restreints – petit réseau de librairies militantes, éditeurs marginaux, nostalgiques du IIIe Reich. La peste a gagné ensuite quelques mouvements de supporteurs de football, groupes de rock et autres mouvances satanistes. Mais, sur papier ou sur cassettes, la bête progressait encore lentement.
Tout a changé avec la connexion généralisée, les réseaux sociaux et les sites délocalisés. Marc Knobel retrace en détail le processus qui a vu se répandre le négationnisme, se banaliser les dessins infâmes, se débrider les appels au meurtre. En même temps se sont organisées poursuites en justice, actions internationales, tentatives pour endiguer le flot. Car ceux qui résistent à l’immonde ne sont pas entièrement démunis. Certes, les lois sont souvent insuffisantes, leur application malaisée et les résultats décevants, mais continuer d’agir est possible, et parfois efficace. Vaille que vaille, les Faurisson, Dieudonné, Soral, comme les djihadistes de Daech, finissent par être tenus en lisière.
Lire aussi cet entretien de 2018 : Marc Knobel : « L’Europe va se vider de ses juifs. En France, 60 000 sont partis en dix ans »
Encore faudrait-il, pour accroître l’efficacité des ripostes, que l’anonymat fût levé sur les réseaux, les responsables des sites identifiables, les plates-formes mieux contrôlées. De ce combat interminable, Marc Knobel est à la fois observateur lucide et acteur courageux, tenace et modeste. « Fidèle et sérieux », comme disait le philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985), qui précisait, à juste titre, que cela vaut toujours mieux, en matière d’éthique, que d’être sublime.
« Cyberhaine. Propagande et antisémitisme sur Internet », de Marc Knobel, préface de Pierre-André Taguieff, postface de Smaïn Laacher, Hermann, « Questions sensibles », 238 p., 24 €.