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Publié le 10 mai dans L'Express
Faire son métier d'historien, et "seulement" son métier d'historien : c'est toute la démarche de Frédéric Régent, maître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et ancien président du Comité national pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage. Elle s'impose d'autant plus aujourd'hui que certains courants militants mettent l'accent sur la part de la population française descendante d'esclaves et d'immigrés issus des anciennes colonies. L'auteur guadeloupéen a publié en 2019 une passionnante monographie sur Les maîtres de la Guadeloupe, propriétaires d'esclaves (1635-1848) (Tallandier), rappelle la complexité du fait esclavagiste : un certain nombre de propriétaires étaient eux-mêmes d'anciens esclaves ; l'idée d'égalité du genre humain a fait lentement son chemin dans une époque où nul n'imaginait un monde sans esclavage. Frédéric Régent vient de publier Le général Dumas, né esclave, rival de Bonaparte et père d'Alexandre Dumas (Tallandier).
L'Express : L'esclavage fait l'objet de deux journées commémoratives, le 10 mai - en mémoire de son abolition - et le 23 mai - en souvenir des victimes de la traite. Pourquoi deux dates?
Frédéric Régent : En 1983, une première loi a instauré des dates de commémoration dans les lieux où s'était déroulé l'esclavage : la Guadeloupe, la Réunion, la Martinique, la Guyane. Dans l'Hexagone, Il était précisé qu'autour du 27 avril, il devait y avoir une heure d'enseignement sur l'esclavage. Dix-huit ans plus tard, la loi de 2001 dite Taubira sur la reconnaissance de la traite et de l'esclavage comme crime contre l'humanité est votée. Le texte invite à fixer une date nationale de célébration. Il faut attendre 2006 pour que le 10 mai soit choisi, après de nombreuses discussions. Certains plaidaient pour le 4 février (date de la première abolition en 1794) ou le 23 mai, en écho au 23 mai 1998, lorsque 40 000 descendants d'esclaves se sont rassemblés pour défiler de la place de la République à Nation (Place des Antilles).
Ils ont finalement obtenu cette journée supplémentaire en 2017. La double commémoration n'a rien d'exceptionnel : de nombreuses journées rendent hommage à la mémoire des victimes de la Seconde Guerre mondiale. En ce qui concerne l'esclavage, trois autres journées locales se sont ajoutées depuis les années 1980, celles de Mayotte, Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Au regard de la situation d'il y a vingt-cinq ans, il y a eu des progrès indéniables dans la prise en compte de l'histoire de l'esclavage.
Certains demandent que la France aille plus loin en faisant acte de "repentance" pour son passé esclavagiste, comme elle le fit, sous l'impulsion de Jacques Chirac, en 1995, concernant la déportation des juifs de France vers les camps nazis. Qu'en pensez-vous ?
Je suis surtout favorable à faire de l'histoire, et pas autre chose. C'est-à-dire, à contribuer à la diffusion des connaissances historiques sur ce passé. Cela permet de comprendre que le réel est toujours complexe. Parmi ceux qui réclament des "réparations" à l'Etat français, j'en connais qui descendent directement de propriétaires d'esclaves ! A la Réunion, 85% de ces propriétaires avaient une grand-mère soit malgache, soit indienne, en 1735. En Guadeloupe, environ 40% de la population "réputée blanche" était métissée, dans une commune que j'ai étudiée en faisant une généalogie de 2000 individus. Dans les colonies, certains esclaves affranchis - les "libres-de-couleur" - détenaient eux-mêmes des esclaves. A Saint-Domingue, par exemple, entre 25 et 30% des esclaves appartenaient à ces libres-de-couleur. Quant au général Toussaint Louverture, le chef de la révolution de Saint-Domingue, il en possédait une douzaine.
"Ce n'est pas le passé qu'il faut corriger, mais le présent"
N'oublions pas non plus qu'en France, les propriétaires d'esclaves et les négriers ne représentaient qu'une infime partie de la population : environ 10 000 pour les premiers possédant de un à plusieurs centaines d'esclaves, quelques centaines d'armateurs, pour les seconds. Il me paraît donc important de dissocier l'ensemble du peuple français des élites marchandes négociantes et des planteurs, soutenus par un monarque absolu en quête de puissance maritime. Et de se rappeler que c'est à la suite de deux révolutions populaires que l'esclavage a pu être aboli. Lorsqu'on exige de la France un témoignage de repentance, on racialise un débat qui devrait être social et économique. Je préfère, pour ma part, plaider pour la reconnaissance. Aujourd'hui, on en arrive à exiger de tous les Blancs qu'ils se mettent à genoux pour purger un passé dont seule une élite - en l'espèce, les élites marchandes et coloniales et l'administration royale -- est responsable.
Des "réparations", symboliques, voire économiques, vous sembleraient-elles plus adaptées?
Tout dépend ce que l'on met derrière le mot. La récente création de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage est une bonne chose. Mais des réparations financières versées de manière individuelle aux descendants d'esclaves seraient extrêmement difficiles à mettre en place. Et jusqu'où remonter ? L'esclavage est une très vieille affaire. On pourrait soutenir que les Gaulois ont été les esclaves des Romains.
Ce n'est pas le passé qu'il faut corriger, c'est le présent : l'objectif doit être de lutter contre les inégalités sociales actuelles, l'accès imparfait à la culture, à l'éducation, à la santé dont souffrent les Outre-mer. Le livre est 15% plus cher en outre-mer. La plupart des gens issus de l'immigration et de l'Outre-mer ont pour seul désir de travailler et de vivre tranquillement. Il faut considérer les inégalités à travers tous les prismes : celui du social, du genre, de la couleur...
Est-il encore possible en tant qu'historien de restituer la complexité de l'esclavage sans se voir accuser par un camp de trouver des excuses au colonisateur, ou par le camp adverse, de nuire à la France en la conduisant sur chemin de la repentance?
La seule réponse à ces instrumentalisations idéologiques, je le répète, c'est de faire son métier d'historien. Je dépouille énormément de sources - émanant des colonisateurs comme des colonisés, je les confronte et les critique. Et je n'ai pas peur d'écrire ce que j'ai à écrire. Il peut m'arriver d'être pris à partie par des militants lors de conférences, mais lorsque je leur explique le résultat de mes recherches, nous finissons par engager une discussion. Il me semble que l'on exagère beaucoup l'importance de ces mouvements militants décoloniaux ou d'indigénistes. Avez-vous déjà vu descendre dans la rue des centaines de milliers de "décoloniaux"? L'importance de ces mouvements est souvent fantasmée par beaucoup de réactionnaires qui suggèrent l'existence d'une menace. Les activistes "déboulonneurs" posent un vrai débat, celui de la place dans l'espace public du passé complexe de la France avec l'esclavage et la colonisation, et surtout la présence significative de descendants d'esclaves et d'immigrés issus d'anciennes colonies françaises en France.
Un certain nombre de statues ont tout de même été attaquées ...
Aux Etats-Unis et en Angleterre, ce phénomène a pris une vraie ampleur, en effet. Dans la France hexagonale, en revanche, il s'est à peu près résumé à une inscription à la peinture rouge sur la statue de Colbert [NDLR : auteur du Code noir sous Louis XIV ] et à un voile noir posé sur la figure de Gallieni [NDLR : la répression ordonnée par cet ancien gouverneur de Madagascar dans l'île provoqua l'exécution des opposants à la conquête coloniale et mit en place le travail forcé].
En Martinique, là, oui, les militants réparationnistes et nationalistes ont renversé la statue de Victor Schoelcher, le député d'origine alsacienne qui prépara le décret d'abolition de l'esclavage, le 27 avril 1848. Et c'est un vrai problème, parce qu'administrer le même traitement - et donc mettre sur le même plan - un esclavagiste comme le négrier Edward Colson et un abolitionniste comme Victor Schoelcher revient à sombrer dans la plus totale confusion. La statue de Schoelcher a été déboulonnée en Martinique parce qu'elle représente la France dans un contexte où des nationalistes réclament l'indépendance.
Mais elle signifie aussi le rejet du "schoelcherisme" - ce culte organisé par les élites "mulâtres"autour de la figure de Victor Schoelcher - qui ne laisse pas assez de place au rôle des esclaves dans leur libération. Le combat des abolitionnistes européens et aussi antillais comme Cyrille Bissette, dont la mère est une demi-soeur de couleur de Joséphine de Beauharnais et qui est donc le cousin du futur Napoléon III, est parallèle à celui des esclaves. Les uns se nourrissent du combat des autres.
L'idée d'égalité du genre humain n'a vraiment émergé qu'avec les Lumières. Cela explique-t-il la tolérance dont l'esclavage a longtemps bénéficié, outre son intérêt économique?
Les Lumières ont progressé sur le sujet, plus que sur celui des femmes - la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen "oublie" les femmes. La pensée abolitionniste est née avec la dénonciation des abus de l'esclavage sous la plume de Montesquieu et Voltaire. Mais lorsqu'il décrit "Le nègre de Surinam", dans Candide, de l'abolition, celui-ci ne conteste pas l'esclavage en tant que tel ; il en relève les excès. Parce qu'il était extrêmement difficile à l'époque de remettre en question une pratique qui existait depuis toujours. C'est d'ailleurs pourquoi les esclaves, une fois affranchis, devenaient eux-mêmes propriétaires d'esclaves.
On peut faire un parallèle avec le paysan athée du XVe dont l'historien Carlos Ginsberg fait le portrait dans son formidable livre Le fromage et le ver, Comment concevoir l'athéisme quand tout le monde croit en Dieu ?Comment concevoir un monde sans esclavage, lorsque l'on a toujours connu l'esclavage ? C'est un progrès considérable que de concevoir cela. Ceci nous semble évident aujourd'hui, mais la conception d'un principe nouveau se heurtait alors à toute la pensée d'une époque.
Certains contemporains de Voltaire, comme l'abbé Raynal dans sa monumentale Histoire philosophique du commerce et de l'établissement des Européens dans les deux Indes, ont, eux, posé très clairement la question de l'abolition de l'esclavage...
L'abbé Raynal, dont l'ouvrage a été interdit en France - derrière lequel se trouve en réalité Diderot, qui a écrit les passages abolitionnistes - fait en effet partie de quelques penseurs qui ont ouvert l'horizon mental d'un monde sans esclavage."
"L'histoire est un discours sur le passé, tenu par des hommes du présent"
Notez que dans les cahiers de doléances, on trouvait aussi une cinquantaine de contributions réclamant l'abolition de l'esclavage des Noirs. D'autres personnalités, comme Jean-Paul Marat, ont dénoncé les chaînes de l'esclavage. Mais à la fin du XVIIe siècle, le terme renvoyait essentiellement au peuple dominé par les seigneurs de la noblesse.
L'histoire de la traite vous semble-t-elle correctement enseignée en France?
Les programmes sont assez complets. En 4e, le premier chapitre du programme s'intitule Bourgeoisies marchandes, négoces internationaux, traites négrières et esclavage au XVIIIe siècle. Mais il est dommage que l'on ne mentionne pas la première abolition de l'esclavage de 1794 et le rétablissement par Napoléon Bonaparte en 1802. La difficulté vient plutôt du fait qu'il reste compliqué, pour un enseignant, d'aborder ce thème. Il y a toujours un décalage entre le savoir universitaire et le savoir enseigné, entre ce qui est enseigné et ce qui est reçu. Selon un rapport, un professeur pensait qu'il était inutile d'enseigner l'esclavage car tous ses élèves étaient de couleur blanche, ou une autre redoutait de leur faire en raison de la présence d'élèves de couleur dans sa classe.
Je pense, pour ma part, qu'il ne faut pas simplifier l'histoire, on doit mentionner les faits tels qu'ils existent. En gardant à l'esprit qu'elle constitue un discours sur le passé, tenu par des hommes du présent, qui l'enrichissent forcément grâce aux sources nouvelles qui surgissent. L'arrêté de rétablissement de l'esclavage en Guadeloupe le 16 juillet 1802, par exemple, a été découvert il y a quatorze ans dans les archives nationales. Ce que j'ai écrit dans ma thèse il y a dix-neuf ans diffère donc forcément un peu de ce que j'écris aujourd'hui. Et à chaque fois que je lis une source, je découvre un élément nouveau. L'histoire évolue sans cesse, elle n'est pas une science exacte. Mais cela ne justifie aucunement de verser dans le négationnisme historique.