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Photo : le tableau Rosiers sous les arbres, de Gustav Klimt
Publié le 31 mars 2021 dans Le Figaro
Est-ce un effet générationnel ? Le temps qui passe et rend les décisions politiques plus évidentes ? Jamais, en dehors de la période de l’immédiate après-guerre, la question des restitutions de spoliations juives n’a autant occupé le terrain. Elle suscite un intérêt des étudiants et des chercheurs, met (enfin) les musées et les maisons de vente sous tension, donne lieu à colloques et publications, au point qu’il ne se passe pas une semaine sans qu’une radio ou une télévision ne fasse «son» sujet sur un tableau volé à des juifs, puis rendu.
Il y a dix jours, un pas symbolique a été franchi depuis les grands salons du ministère de la Culture. Pour la première fois, Roselyne Bachelot a annoncé qu’elle s’apprêtait à «déclasser» un tableau de Klimt, pourtant acheté rubis sur l’ongle par le Musée d’Orsay. Devant cette merveille colorée, on a appris que le tableau avait été vendu sous la contrainte et pour un prix dérisoire, en 1938, par l’autrichienne Nora Stiasny, persécutée comme tous ses coreligionnaires à l’époque. Passant ensuite de mains en mains, le Klimt a finalement été acquis en 1980 auprès d’un galeriste suisse par Orsay. «Il était impossible de savoir qu’il s’agissait d’un tableau spolié, et nous l’avons acquis en toute légalité», affirme Laurence des Cars, présidente du musée.
En dépit de cette bonne foi, et au nom de «l’honneur de la République et la France», le seul Klimt possédé par un grand musée français a été décroché des salles, et mis dans les réserves. Un projet de loi sera passé «dès que possible»pour sortir Rosiers sous les arbres des collections nationales, qui sont réputées inaliénables. Et les descendants de Nora Stiasny, morte en déportation en 1942, devraient alors récupérer le tableau. Il fut un temps, pas si lointain, où une affaire similaire aurait créé une levée de boucliers de la part des conservateurs d’Orsay ou d’ailleurs, ainsi que des spécialistes du ministère de la Culture. «II y a un vrai tournant dans les mentalités, tant du côté du gouvernement, que de celui des juges ou des musées», analyse l’historien Jean-Marc Dreyfus, un des plus pointus sur le domaine.
Âpres batailles juridiques
Il était temps! À la fin des années 1930 en Allemagne et en Autriche puis, à partir de 1940 dans les pays occupés, les Allemands vont littéralement faire main basse sur les biens juifs. En France, près de 200 collections d’œuvres d’art, dont celles des Rothschild ou des David Weill, sont pillées, des bibliothèques sont volées (on estime à 5 millions le nombre d’ouvrages disparus), et près de 70.000 logements de juifs sont intégralement vidés entre 1941 et 1944. Des centaines de milliers d’objets, d’inégale valeur, vont partir vers l’Allemagne, ou être simplement revendus - en 1942, «l’activité des salles de ventes de Drouot atteindra même un pic, avec 586 catalogues de ventes publiés», rappelle Alexandre Giquello, patron de l’Hôtel des ventes Drouot. À la Libération, un effort considérable est fait pour restituer ce qui peut l’être. Sur les 100.000 œuvres d’art spoliées, 45.000 seront rendues et 2000 mises en dépôt dans les musées nationaux, les autres étant vendues ou ayant disparu. Sur les 2000 pianos spoliés, seuls 900 seront restitués dans les années 1950. Quant aux livres, dont la traçabilité est plus aléatoire, ils passent la plupart du temps par pertes et profits.
En 1954, la France «clôt le dossier», et passe à autre chose. Il n’y aura d’ailleurs que 130 restitutions de tableaux ou d’objets d’art entre 1951 et 2019. Elles seront parfois précédées d’âpres batailles juridiques - l’avocate Corinne Hershkovitch, pointure dans ce domaine depuis vingt-cinq ans, devra ferrailler des années avec le Louvre et les musées italiens, au nom des descendants de Federico Gentili Di Giuseppe. Et Jean-Jacques Bauer, petits-fils du collectionneur Simon Bauer, et devra aller jusqu’à la Cour de cassation pour récupérer La Cueillette des pois, un Pissarro pillé en 1943 et acquis par un couple d’Américains en 1995. Pendant longtemps, face aux demandes de restitutions, «j’ai défendu l’indéfendable», admettra d’ailleurs l’ancien conservateur du Centre Pompidou, Didier Schulmann.
Dans ce champ de bataille, qui n’a jamais complètement cessé, quelques percées vont tout de même être faites. Tandis que les maisons de vente commencent à comprendre qu’elles risquent gros à revendre des biens spoliés, le gouvernement français va donner un nouvel élan à la politique de réparation, avec la création, en 2018, de la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés, confiée à David Zivie. Évidemment, la comparaison avec l’effort fourni par l’Allemagne, qui en a fait un de ses axes politiques, et a débloqué 7 millions d’euros pour de la recherche, est cruelle puisque la mission dispose d’un budget de 200.000 euros pour des postes de chercheurs.
Drouot va ouvrir ses archives
Mais la jeune génération de conservateurs des musées d’Orsay ou du Louvre, de la BnF ou de l’Inha s’est mise à plonger dans leurs réserves. «En passant au crible tout ce qui a été acheté entre 1933 et 1945, nous sommes en train de franchir une étape», estime l’historienne de l’art Emmanuelle Polack, qui a précisément rejoint le Louvre en janvier 2020 pour faire la lumière sur les acquisitions passées du musée. Mettant en avant un«risque réputationnel énorme», Jean-Luc Martinez, président-directeur du Louvre, a organisé un colloque sur ce thème le 10 mars (regardé en ligne par 5800 personnes), avec l’idée de prendre date.
Entre 1933 et 1945, le Louvre a acheté 13.943 œuvres et, selon Martinez, 1 % d’entre elles, au département des peintures, auraient une provenance questionnable (achetées à un marchand qui a pu s’approvisionner dans des réseaux douteux, ou dans une vente publique de biens spoliés). Signe des temps, le musée a annoncé une coopération avec l’Hôtel Drouot, qui a accepté, pour la première fois de son histoire, d’ouvrir ses archives. Et s’apprête à signer un accord avec le Mémorial de la Shoah, centre unique de connaissances sur la déportation.
Rome ne s’est pas fait en un jour, et Corinne Hershkovitch affirme qu’il faudra «toujours lutter», comme elle le fait actuellement pour tenter de récupérer les œuvres d’Armand Dorville, avocat spolié en 1942 - une affaire dont l’issue est très attendue. Mais cette femme à la réputation d’intransigeance admet tout de même que «la parole et les politiques sont en train de changer». Pour qui connaît ces affaires douloureuses, si lourdes à porter, faites de hauts de bas, ce n’est peut-être pas si mal.