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Publié le 7 septembre dans France Info
Pièce après pièce, on découvre un enchevêtrement de corps dans une mare de sang. Des visages face contre terre, quelques-uns de profil. "Voici le corps de Mustapha Ourrad". Là, "c'est le corps de monsieur Maris". "Le corps marqué C, c'est celui de monsieur Wolinski, avec trois passages de projectile d'avant en arrière", énumère, à la barre, un enquêteur de la section antiterroriste de la brigade criminelle. Des petits triangles jaunes jonchent le sol : les lieux sont parsemés de "cavaliers", qui permettent de localiser des indices sur les scènes de crime, comme des douilles. Le ton du policier est clinique, la description digne d'un médecin légiste. Silence de plomb. La salle se fige. L'horreur de la tuerie de Charlie Hebdo défile sous les yeux de l'assistance.
Le 7 janvier 2015, à 11h30, Saïd et Chérif Kouachi assassinent onze personnes dans l'immeuble de l'hebdomadaire satirique : Frédéric Boisseau, la première victime de cette vague d'attentats, tué au rez-de-chaussée, puis Charb, Franck Brinsolaro, Cabu, Georges Wolinski, Tignous, Philippe Honoré, Bernard Maris, Elsa Cayat, Michel Renaud et Mustapha Ourrad, tués dans les locaux de la rédaction. Quatre personnes sont grièvement blessées, dont Philippe Lançon. Le romancier et journaliste, qui a renoncé à se rendre au procès des attentats de janvier 2015, décrit, à sa manière, cette "scène de guerre" dans Le Lambeau : "Les morts se tenaient presque par la main. Le pied de l'un touchait le ventre de l'autre, dont les doigts effleuraient le visage du troisième, qui penchait vers la hanche du quatrième, qui semblait regarder le plafond, et tous, comme jamais et pour toujours, devinrent dans cette disposition mes compagnons… une version inédite et noire de La Danse de Matisse." Ceux qui n'avaient pas vu la scène l'imaginaient depuis plus de cinq ans, au gré des récits qui en ont été faits. Les clichés projetés lundi 7 septembre devant la cour d'assises spéciale de Paris ont plaqué des images difficilement soutenables.
Une séquence trop douloureuse pour plusieurs parties civiles. Laurent Léger et Sigolène Vinson, rescapés de la fusillade, quittent la salle, tout comme la compagne de Bernard Maris et la veuve de Tignous. Maryse Wolinski reste assise. Les yeux baissés, la femme du dessinateur de presse s'accroche à quelques feuilles, sur lesquelles elle griffonne des mots de temps à autre. Sans ciller, avec dignité, elle parvient à relever la tête lorsque le corps de Stéphane Charbonnier, dit Charb, est projeté en plan fixe pendant de longues minutes. Il est celui sur lequel les terroristes ont le plus tiré. "Sept impacts, dont trois au niveau du crâne", détaille l'enquêteur.
Trente-trois étuis ont été retrouvés sur cette scène de crime, dont vingt et un provenant de l'arme de Chérif Kouachi.Un enquêteurà l'audience
Après les photos macabres à 360 degrés, les archives de vidéosurveillance des caméras de la rédaction sont diffusées. Des images en noir et blanc, sans le son, comme un sinistre film muet. Le plan est fixe. On voit les frères Kouachi faire irruption, en poussant la dessinatrice Coco. Cagoulés et vêtus comme des membres de forces d'intervention, ils viennent de la contraindre à composer le code d'accès pour pénétrer dans les locaux. Chérif Kouachi la tient par le bras, puis la lâche pour tirer d'une main sur Simon Fieschi, le webmaster du journal, qui a survécu malgré une grave blessure à la colonne vertébrale. Sur la vidéo, son corps se désarticule, comme une marionnette dont les fils sont sectionnés. La pièce se remplit de fumée.
Chérif Kouachi, qui mène les opérations, continue à tirer à la kalachnikov dans les autres pièces. Saïd Kouachi reste en arrière, dans le champ de la caméra. "On [le] reconnaît parce que sa chasuble est plus claire", décrit la voix de l'enquêteur, alors que le film de la tragédie se poursuit. Chérif Kouachi, "plus costaud" et "plus grand", réapparaît peu après. Il lève le doigt en l'air et les deux frères sortent. D'autres images, issues d'une seconde caméra de vidéosurveillance, sont diffusées à leur tour. Chérif Kouachi invective Sigolène Vinson. La journaliste est réfugiée sous une table. Le terroriste la sermonne avec son index droit. Le son est coupé mais la rescapée de la tuerie le racontera par la suite : "Il me dit qu'il m'épargne parce que je suis une femme, et il me dit : 'puisque je t'épargne, tu liras le Coran'." Trois minutes après, Sigolène Vinson se relève. Elle se prend la tête entre les mains, semble crier.
Quelques minutes plus tard, des détonations déchirent le silence qui s'est installé dans la salle d'audience. Les frères Kouachi, toujours kalachnikov à la main, sortent de leur C3 noire et tirent sur le policier Ahmed Merabet à terre, presque visé à bout touchant. Cette fois-ci, la vidéo est filmée avec le son. Cinq ans et demi après, on sursaute encore en entendant les coups de feu fatals. Des voix résonnent. Celles de Chérif Kouachi puis d'Ahmed Merabet. "Tu voulais me tuer ?" "Non, c'est bon chef", implore le policier, en vain. En 2015, ces images ont beaucoup tourné sur les réseaux sociaux. L'auteur de la vidéo, filmée avec un téléphone portable, l'avait postée sur son compte Facebook, avant de la retirer, se rendant compte de son erreur.
"Ces images, il fallait les montrer à la cour", estime Caty Richard, amie de Tignous et avocate du fils de Bernard Maris. Les onze accusés présents "ont vu qu'une arme, ça peut servir à ça, ça peut aller jusqu'à l'extrême barbarie", insiste-t-elle avec émotion face aux médias, à la suspension d'audience. Certains ont observé depuis le box les photos des cadavres maculés de sang, d'autres ont gardé la tête baissée. Mais tous ont tourné leur visage vers le grand écran blanc, quand les images de vidéosurveillance ont été diffusées. A quoi pensaient-ils à cet instant ? Derrière leurs masques, ils n'ont laissé transparaître aucune émotion.
Il va falloir mettre de l'humanité dans ce procès, car ce qu'on vient de voir, c'est inhumain. On a vu des machines de guerre.Caty Richard, avocate de parties civilesà franceinfo
Les deux prochaines journées d'audience, mardi et mercredi, sont dédiées aux auditions des parties civiles témoins des faits. Une manière, pour Caty Richard, "de répondre à cette barbarie par l'intelligence", "de mettre de l'émotion sur la terreur". "Eux vont venir parler de tout ce qui n'est pas cette barbarie, poursuit l'avocate. On ne peut pas faire que le procès du terrorisme."