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Publié le 17 juillet dans Le Figaro
«Tous ces actes sont gratuits», telle fut l’amère conclusion tirée par Theodor Mommsen, l’un des fondateurs de l’association de lutte contre l’antisémitisme, en 1894. Cet historien mondialement célèbre avait bien conscience que, vu la «terrible ignominie» que constituait la haine allemande des Juifs, il avait là affaire à des esprits étroits: «Aucun antisémite n’obéit à des arguments logiques et moraux. Ils n’obéissent qu’à leur haine, leur jalousie et leurs instincts les plus ignobles.»
126 ans plus tard — entre-temps, les Allemands ont tué des millions de Juifs -, l’analyse de Mommsen est toujours d’actualité. Malgré plusieurs décennies de démocratie et une Constitution exemplaire, l’augmentation des menaces, des actes terroristes et des meurtres à l’égard des Juifs en Allemagne laisse peu de place à l’espoir.
D’où vient cette haine ? Telle est la question qu’on se pose face aux crimes commis par le meurtrier de Halle en 2019. L’individu avait pour intention de pénétrer dans la synagogue locale pour y commettre un massacre, mais ne parvenant pas à faire céder la porte (dont la réparation a été payée grâce à des dons de la Jewish Agency, car personne et certainement pas le gouvernement du Land n’a pris les coûts en charge), il a abattu deux passants à la place. Il faut être incohérent pour faire une chose pareille. Si l’on suit le raisonnement de Mommsen, l’auteur de ce qui est actuellement le dernier attentat commis contre une synagogue allemande n’a lui aussi obéi qu’à son propre sentiment de haine et de jalousie.
Le fait qu’en tant qu’émigrants de l’Union soviétique, de nombreux Juifs allemands se sont vu refuser le droit à des allocations en Allemagne (contrairement aux Allemands russes) et vivent donc de l’aide sociale n’y change rien pour leurs ennemis, tout comme la pauvreté des Juifs en Pologne n’a pas permis aux nazis de se défaire de leur image des Rothschild tout-puissants.
Aux yeux de leurs persécuteurs, si les Juifs sont pauvres, ils sapent la prospérité du pays. S’ils sont riches, ils sont suspects. S’ils cultivent des manières différentes des leurs, ils se comportent comme une «race étrangère». S’ils s’intègrent, comme au temps de l’empire germanique et de la république de Weimar, leur assimilation devient prétexte à plusieurs millions de meurtres. Le moteur de ces crimes, ce ne sont pas les Juifs, mais les antisémites. «Et pourquoi», s’interroge Steinke de manière rhétorique, «un antisémite devrait-il laisser les autres détruire son bien-être?» Le fait qu’aujourd’hui, de plus en plus de Juifs allemands fassent leurs valises ou envisagent d’émigrer en Israël, au Canada ou aux États-Unis — la France est un triste précurseur en la matière — représente déjà une victoire des antisémites. Les arguments, formations, débats et connaissances scientifiques développés depuis plus de 150 ans, si l’on date le début de l’antisémitisme militant et organisé à la période à laquelle est né le terme, n’ont servi à rien.
Au contraire. Aujourd’hui, alors que le monde politique affiche publiquement son soutien aux Juifs allemands, il est inconcevable que des fanfares jouent des hymnes antisémites pour célébrer la libération de Norderney ou de Borkum du fléau juif — comme ce fut le cas à l’époque du redoutable empereur Guillaume II.
Ce «Bäder Antisemitismus» (antisémitisme de station balnéaire) a des allures de rituel barbare et semble presque aussi lointain que le massacre de masse dont ont été victimes les Juifs allemands après l’épidémie de peste de 1348. Cependant, même en cette période troublée, marquée par une autre pandémie, fleurissent à nouveau des théories du complot selon lesquelles le monde serait dominé par des cerveaux issus de la haute finance juive. Le magazine «Bild» a d’ailleurs mené une triste expérience. Le quotidien souhaitait savoir combien de temps un drapeau orné de l’étoile de David pourrait tenir dans le quartier berlinois de Neukölln sans être profané. Il n’a pas fallu attendre des heures.
Il ne faut pas oublier que le 9 novembre 1969, des membres des «Tupamaros» ont commis un attentat à la bombe contre le Centre communautaire juif de Berlin. Si cette attaque n’a pas entraîné la mort de douzaines de survivants et proches de victimes de l’Holocauste, comme Heinz Galinski, c’est simplement en raison d’une défaillance du détonateur.
En 1970, sept des résidents de la maison de retraite juive de Munich ont eu moins de chance ; ils sont morts brûlés et asphyxiés («Nous sommes gazés», hurlaient-ils) dans un autre attentat attribué à des radicaux de gauche issus de l’entourage de Kunzelmann, mais l’affaire n’a jamais pu être tirée au clair. Et en 1976, lors du détournement d’un avion dans la ville ougandaise d’Entebbe, Wilfried Böse, terroriste des «Cellules révolutionnaires», a accepté de relâcher tous les otages sauf ceux de confession juive, opérant ainsi une sélection comme il n’y en avait plus eu depuis les camps d’extermination ; il est resté impassible face aux numéros de matricule tatoués sur les bras des otages.
Dieter Kunzelmann, fier antisémite qui n’a jamais été jugé pour ses crimes, se plaisait à utiliser le terme de «Judensau» (truie des Juifs). Lors de son décès en 2018, des hymnes ont été chantés à sa louange ; même Jürgen Trittin l’admirait. C’est précisément dans ces parallèles droite-gauche, qui n’ont absolument rien de fortuits, que se manifeste toute la folie de l’antisémitisme: les néonazis veulent achever l’œuvre initiée par Hitler, à savoir exterminer les Juifs.
Il apporte ainsi la preuve que la combine de la gauche, qui consiste à édulcorer son antisémitisme en le faisant passer pour une politique anti-Israël, fonctionne toujours à merveille. La différence, c’est que ceux qui crient impunément «Juden in Gas» («Gazez les Juifs») lors des manifestations organisées en Allemagne aujourd’hui sont la plupart du temps des immigrés originaires de pays islamiques.
Même les trois Palestiniens qui ont mis le feu à la synagogue de Wuppertal à coup de cocktails Molotov en 2014 ont écopé de peines avec sursis scandaleusement clémentes. L’un d’entre eux est même resté impuni, car les hommes n’auraient pas commis leur crime «pour des motifs intrinsèquement antisémites». Le message véhiculé: on ne peut pas en vouloir à ceux qui s’en prennent aux Juifs allemands en prétendu signe de protestation politique contre Israël.
Le droit est malléable. Et un jugement comme celui rendu dans l’affaire de Wuppertal fait étrangement écho à la succession d’acquittements ou de peines de complaisance que les tribunaux allemands ont accordés aux criminels nazis et à leur prétendue «obligation d’obéir» jusque dans les années 60 — lorsque ces criminels étaient inculpés, bien sûr. Les Juifs allemands, qui sont de plus en plus souvent victimes d’humiliations et d’actes de violence de motivation islamique ou nationaliste au quotidien, comme le montre Seinke, sont logés à la même enseigne. La peur est présente au quotidien et n’a peut-être jamais vraiment disparu. Pour Steinke, c’est le signe que l’État a échoué, et cet échec doit être combattu par des actes, pas seulement par des mots.
Il s’agit probablement d’un simple malaise atavique vis-à-vis de l’autre, un malaise évoluant en haine dans lequel on peut facilement projeter tout ce qui est décrié. Naturellement, la construction discrimination «raciale» a toujours été une idiotie. Aujourd’hui, l’antisémitisme vient de toutes les directions, de droite, de gauche, d’autres religions, et est justifié de manière plus subtile et camouflé au besoin. Pourtant, le phénomène est bien vivant. «Comme la bêtise elle-même», aurait déclaré Mommsen un jour.
Par Dirk Schümer (Die Welt)