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Publié le 25 mars dans Le Parisien
Comme un rituel, nous les applaudissons tous les soirs à 20 heures. Eux, entendent notre ferveur. Aurélie, Félix, Mellaz, Alain, Djilali… et les autres dont nous ne connaîtrons jamais les noms alors qu'ils nous maintiennent chaque jour en bonne santé − et pour certains, en vie. En France, deux millions de blouses blanches sont au front pour lutter contre l'épidémie de coronavirus, qui a déjà fait au moins 1100 morts dans le pays. Bien avant le confinement, médecins, infirmières, aides-soignants, jeunes ou moins jeunes, s'étaient mis en ordre de marche, oubliant parfois leur repos et leur repas.
« Notre société ne peut se passer d'eux », a reconnu ce lundi 23 mars le ministre de la Santé Olivier Véran, saluant le courage et la force des professionnels de santé. Alors, bien sûr, un temps viendra où la collectivité devra s'interroger. Se demander si elle les a assez écoutés, ces soignants qui, depuis un an, manifestaient et imploraient plus de moyens, plus de lits, plus de personnels.
Mais l'heure est avant tout aux remerciements adressés à toute la profession. Un agriculteur de Charente a creusé dans sa terre un immense « Merci les soignants ». Des citoyens ont lancé des cagnottes. Même Jean-Jacques Goldman a brisé son légendaire silence pour leur dédier une chanson. « Ils nous donnent du temps, du talent et du cœur », entonne-t-il sur l'air de sa célèbre mélodie « Il changeait la vie ». Et le président de la République, Emmanuel Macron, se rendra ce mercredi à l'hôpital militaire de campagne de Mulhouse (Haut-Rhin) « pour rendre hommage au personnel soignant ».
Des moments importants pour eux, et pour nous tous. « Dans cette période surréaliste, l'altruisme est un facteur de résilience. Ceux qui se tournent vers les autres résistent mieux moralement et psychologiquement. Là, on a identifié nos héros, ce sont les soignants », observe le psychiatre Michel Lejoyeux, lui aussi mobilisé depuis le début de la crise. Tout comme son confrère, Serge Hefez, qui abonde : « Avoir ces moments est primordial. Chaque soir, en applaudissant à nos fenêtres, on se relie les uns les autres, d'abord à l'échelle d'une rue, puis d'une ville, d'un pays et même du monde. On fait corps, collectivement. »
Portraits de quelques-uns de ces héros discrets de la lutte contre l'épidémie.
Aurélie Calibre, infirmière en réanimation à la Pitié-Salpêtrière à Paris
Elle a connu les attentats. Ceux de Charlie Hebdo, puis du Bataclan. Aurélie Calibre est rompue aux blessures de guerre. Mais, cette fois, pas de plaies, pas de cicatrices. « Le mal est à l'intérieur », dit-elle sobrement. Sur le front de la lutte contre le Covid-19, cette soignante de 27 ans est positionnée à l'avant-garde : elle travaille comme infirmière en réanimation, à la Pitié-Salpêtrière à Paris, l'un des premiers hôpitaux de France à avoir accueilli des personnes infectées. C'est par son équipe soudée que les patients en détresse respiratoire sont pris en charge. Ce mardi, ils étaient 12, un nombre qui ne cesse d'augmenter.
Quand nous la retrouvons un soir, Aurélie a maquillé ses grands yeux bleus pour masquer ses cernes. D'emblée, elle parle vite, encore gonflée d'adrénaline après douze heures passées au chevet des malades les plus durement touchés par ce virus, dont elle a d'abord cru, comme beaucoup, qu'il n'engendrait que des « grippettes ». Et puis, elle s'assied et reprend son souffle : « Les journées sont compliquées. Les patients se dégradent très vite. Face aux décès, il est difficile de contenir nos larmes. Mais il y a aussi des sourires car certains s'en sortent. Cela aussi il faut le retenir. Vous le direz, hein, que réanimation ne signifie pas mort ? » nous demande-t-elle. Promis !
Chaque matin, à l'aube, la jeune femme fait le trajet depuis le Val-de-Marne avec cette seule idée en tête, préserver des vies. Quitte, ces deux dernières semaines, à ne faire une pause pour aller aux toilettes qu'une fois en douze heures de garde et à avaler son déjeuner en milieu d'après-midi. Des repas qui ont toutefois pris une saveur inédite. Voilà plusieurs jours que la « réa » reçoit midi et soir des pizzas, des tartiflettes, des mousses au chocolat, offertes par des commerçants du quartier.
D'aussi loin qu'elle s'en souvienne, Aurélie a toujours voulu être infirmière. Peut-être parce que petite, elle voyait sa grand-mère aider son époux, un des tout premiers dialysés à domicile de France. « Il y avait plein de matériel médical, on jouait avec les paquets de compresse, les pinces à clamper », raconte-t-elle. En 2015, elle sort diplômée et n'hésite pas une seconde : « J'aime les soins techniques, apprendre tous les jours, la réanimation était évidente pour moi. »
Cinq ans plus tard, elle y est toujours – devenue la « vieille » de ce service éprouvant où le turn-over se fait tous les deux à trois ans. « Vous interrogez là une super, super-infirmière », nous dit dans un clin d'œil l'une de ses collègues en quittant l'hôpital. Mais elle aussi, normalement affectée à la réanimation chirurgicale, a dû bousculer ses habitudes face au coronavirus. « On s'est formé sur le tas aux nouveaux protocoles, à l'habillage et au déshabillage très minutieux pour ne commettre aucune faute d'hygiène », insiste-t-elle. Enfiler lunettes de protection, casaque, masque FFP2 et la charlotte sur ses longs cheveux blonds… tout en « drivant », c'est son terme, les petits nouveaux − les « tout bébés » − venus en renfort d'une crise sanitaire majeure.
« Cette maladie nous déstabilise tous, soignants compris. Un patient est à peine plus âgé que moi… J'ai peur pour mes proches, pour mes parents. » Alors, le soir, Aurélie confie ses tourments à son compagnon, puis essaie de ne pas « se laisser bouffer » par le virus. « Mais ce n'est pas simple, car nous aussi, on est confiné quand on sort de l'hôpital! On veut montrer l'exemple en ne sortant pas du tout ». Terminé l'aquabike et le verre entre copines pour décompresser.
« On sait que l'on est dans une course de fond. Nous, nous sommes bien lotis à la Pitié, nous avons du matériel. Mais je pense à mes collègues qui n'ont pas cette chance partout en France. » Quand on lui demande combien elle gagne, Aurélie hésite, puis lâche : entre 1600 et 1800 euros selon les mois. Pas cher payé pour une telle tâche. « Oui… laisse-t-elle en suspens, peut-être que le coronavirus permettra une prise de conscience sur cette question-là ».
En attendant, elle n'en démord pas. « Etre utile, contribuer à la guerre, ça me rend fière. » Et d'ajouter : « Même s'il faut être épuisé, même s'il faut revenir, vous pouvez compter sur nous. On sera là. » Message entendu. Il est 20 heures et aux abords de la Pitié, un concert d'applaudissements et de hourras résonne dans l'air, comme autant de mercis pour ceux qui, à l'intérieur, soignent et sauvent.
Dr Djilali Saïche, médecin généraliste à Strasbourg
Chaque jour, des dizaines de patients voient apparaître sur leur écran les lunettes carrées et le visage amical du Dr Djilali Saïche. Heureusement, ce quadragénaire s'était initié à la téléconsultation il y a déjà plusieurs mois. Sinon, il le reconnaît, il serait « perdu ». Si son ordinateur est devenu son meilleur allié, ce médecin généraliste installé à Strasbourg (Bas-Rhin), dans l'est de la France, un des principaux foyers de l'épidémie de Covid-19 en France, continue ses consultations au cabinet, tout comme les visites à domicile auprès de ses patients les plus fragiles.
« Je ne peux pas les abandonner, ils ont besoin de leur docteur. Mais je me protège au maximum, non pas pour moi, mais pour eux! Garder son humanité est primordial », lance-t-il d'une voix basse et calme. Cela fait déjà plusieurs semaines que cet humaniste est sur le pont. L'épidémie a frappé le Grand-Est bien avant le reste de la France, après le rassemblement religieux qui s'est tenu Mulhouse (Haut-Rhin) à la mi-février. Il a donc connu la médecine à l'heure du coronavirus avant et après la décision nationale de confinement.
« Au départ, je recevais chaque jour au cabinet des dizaines de patients, souvent jeunes, entre 30 et 50 ans, avec des symptômes grippaux et brutaux. Il n'y avait pas de masque. Clairement, pendant quinze jours, j'ai travaillé sans protection. Je me suis mis en danger », fait-il simplement remarquer. Puis est venu le temps des annonces gouvernementales et… d'une boîte de 30 masques qu'il utilise au compte-gouttes pour ne pas « gaspiller. »
« Du jour au lendemain, il a fallu changer totalement nos habitudes, notre façon de travailler. Heureusement, les médecins ont cette aptitude à faire face, sans tergiverser, à ce qui n'est pas programmé. » Le Dr Saïche, malgré douze heures de boulot au compteur par jour, aimerait en faire encore davantage. « Je regarde mes collègues à l'hôpital et j'aimerais les aider, toujours plus. On fait beaucoup, mais avec le sentiment que ce n'est pas assez. Je tourne parfois en rond. Ce métier, on l'a chevillé au corps. »
Ce lundi 23 mars, le docteur concède avoir reçu plusieurs coups au moral. Un de ses proches patients infectés est décédé. Puis plusieurs médecins. « Ils ont effectué leur travail avec dévouement. J'espère seulement qu'ils n'ont pas été contraints de le faire sans protection, souffle-t-il. Ce virus nous loge tous à la même enseigne. Peu importe sa place dans la société, il concerne tout le monde… »
Mellaz Sebaa, aide-soignante en maison de retraite à Lyon
Mellaz Sebaa (à gauche) avec sa collègue Ludivine Ide./DR
« Le premier soin, c'est un sourire. » Mellaz Sebaa ne l'oublie jamais. Alors, en pleine épidémie de coronavirus, cette aide-soignante de bientôt 60 ans redouble d'attention pour choyer ses personnes âgées. S'occuper d'eux, c'est sa vocation. « J'ai accompagné ma mère jusqu'au dernier souffle. Ce que j'ai fait pour elle, je veux le faire pour les autres. Je suis faite pour ça. »
Chaque matin, à la maison de retraite Part-Dieu, à Lyon (Rhône), elle réveille gaiement les résidents par un petit coucou. Les visites des proches sont interdites, il faut combler le manque. « Je leur demande sans arrêt : Vous allez bien ? Vous avez besoin de quelque chose ?, glisse Mellaz. Même s'ils sont confinés, les portes des chambres restent grandes ouvertes, ils ne doivent pas se sentir seuls. »
Avec ses collègues, elle enchaîne les animations. Atelier vernis, musique, brushing. L'aide-soignante aime coiffer Madame A, vérifie, chaque jour, que Paulette a bien un téléphone avant 15 heures pour que son frère l'appelle, apporte une tablette à un résident esseulé pour qu'il voie sa famille. Il faut aussi désinfecter, tout le temps, les poignées de porte, les fauteuils et barreaux de lit. Une surcharge de travail épuisante. « On ne doit jamais leur montrer un visage stressé sinon ils prennent notre angoisse, insiste Mellaz. Si on a besoin de souffler, on prend l'air. »
Ce qui l'a fait tenir ? « Me dire que je dois les protéger. C'est une guerre que l'on mène du matin au soir pour éviter que le virus ne rentre. Il n'est pas passé et j'en suis très fière. » Les retraités, eux, lui remontent le moral. « Hier, une dame m'a dit : Oh, ils nous font chier avec leur coronavirus. » Un moment de fou rire. « Ils nous remercient aussi de les protéger et rajoutent : Pensez à vous ! » Mellaz ne s'y attendait pas. « Leurs mots me donnent de la force. »
Félix Laborie, externe en médecine, volontaire au sein du service d'infectiologie de l'hôpital Bichat à Paris
/DR
« On a vraiment l'impression de pouvoir aider, et d'être moins en observation. C'est une sensation agréable et excitante par rapport à notre quotidien ». Depuis le jeudi 19 mars, la vie d'étudiant en cinquième année de médecine de Félix Laborie a pris un tour que ce jeune homme de 23 ans n'imaginait pas il y a quelques mois. Volontaire au sein du service d'infectiologie de l'hôpital Bichat-Claude-Bernard à Paris, cet externe a rejoint ces dizaines de milliers de soignants de l'Hexagone en première ligne face à l'épidémie de Covid-19.
« Nous sommes vingt étudiants dans ce service à avoir répondu à l'appel du vice-doyen de la faculté de Paris-VII, raconte Félix, qui n'a pas hésité une seconde. Quand j'ai dit oui, il y avait comme un mélange d'excitation et de stress à l'idée de participer à cet effort et être sur le front dans un moment grave et important. »
A Bichat, hôpital situé dans le XVIIIe arrondissement dans le nord de la capitale, les 60 lits du service d'infectiologie sont tous occupés par des patients atteints par le coronavirus. Et la direction est en train d'ouvrir de nouvelles places d'accueil en pneumologie et en gériatrie. Félix Laborie prête main-forte aux internes du service des maladies infectieuses et tropicales du professeur Yazdan Yazdanpanah. « Dès qu'un malade du Covid-19 quitte le service, il est remplacé dans la journée ou dans la nuit suivante, raconte l'externe. Notre rôle consiste à appliquer les protocoles de soins avec des malades qui ont souvent besoin d'assistance respiratoire. »
Très récemment, l'étudiant s'est retrouvé confronté au manque de moyens dont souffre l'hôpital public. « Les masques, ça va encore, ça dure quatre heures par jour. On nous incite à nous limiter à deux par jour, explique Félix. En revanche, jusque-là on avait des surblouses qu'on portait sur nos pyjamas, mais il n'y en a presque plus. On porte des tabliers à la place. »
Avec son planning en poche pour les trois prochaines semaines, le jeune homme ne sait pas encore de quoi son avenir proche sera fait. Même s'il imagine que sa mission risque de durer. Eprouve-t-il des craintes quand il voit des premiers soignants succomber face à la pandémie ? « Forcément, c'est toujours un peu spécial d'être confronté à des patients qui peuvent être atteints de maladies graves, témoigne-t-il. Mais je n'ai pas vraiment de craintes pour moi, c'est plus ma famille que je dois rassurer. »
« Ma vraie inquiétude touche à la transmission. A l'hôpital, on a toujours l'impression que le virus est ambiant, confie Félix. C'est pourquoi je ne me suis pas confiné avec ma mère avec laquelle je vis le reste du temps. Et c'est la raison pour laquelle je sors très peu pour aller faire des courses. »
Alain Hababou, pharmacien à Paris
/LP/Elsa Mari
Quand on lui demande comment il va, Alain Hababou, le visage fatigué derrière son masque chirurgical, souffle. Et lâche : « On vit un peu les montagnes russes ». Dans sa grande officine du quartier Montorgueil, à Paris (IIe arrondissement), ce pharmacien de 59 ans, dont plus de la moitié derrière son comptoir, se tient le plus possible à distance, le dos plaqué contre le fauteuil de son bureau exigu, au sous-sol. Gel hydroalcoolique sur la table, « tac, tac », ce geste, il le fait plus de 20 fois par jour.
Réfléchir à tout, tout le temps, pour se protéger et surtout protéger ses 13 employés, Alain ne pense qu'à ça. Malgré tous ces garde-fous, une collègue est tombée malade, suspectée d'avoir été atteinte par le coronavirus. « Mon équipe était inquiète, ils sont inquiets, se corrige-t-il en comptant les jours. On est au 12e, personne d'autre n'a eu de symptômes. Tout le monde va bien ». Pour l'instant, pas de contamination en vue. Une chance.
« Certains de mes confrères ont 20 à 30 % de personnel malade », avance Alain Hababou qui est également président du groupement Aprium, qui réunit 350 officines en France. Derrière leur comptoir, ces blouses blanches sont les premiers soldats de cette guerre sanitaire. De la ruée vers l'or, il y a deux semaines, où tout le monde cherchait des masques et du gel hydroalcoolique, jusqu'à la pénurie, les obligeant à travailler quatre jours sans protection. Ils sont au front d'une épidémie cruelle, allant de la « grippette » à la case réanimation. C'est la loterie.
« On prend beaucoup de risques », lâche Alain. Chaque jour, une dizaine de malades du Covid-19 entrent et sortent de la pharmacie. « Une phrase revient toujours. Ils nous disent, j'espère que ça ne va pas se dégrader », craignant que leurs symptômes légers ne s'aggravent subitement la deuxième semaine. Alors, le professionnel se montre réconfortant. « C'est notre rôle. On les rassure, en leur disant que dans la plupart des cas, c'est bénin ».
Mais le pharmacien n'est pas tranquille non plus. « Ce qui est plus difficile, c'est de se dire qu'on peut mettre en danger nos proches. J'ai peur pour ma famille ». Alors, il a loué un appartement au-dessus de l'officine, acceptant de ne plus voir durant le confinement sa femme et ses enfants, qui vivent pourtant à 500 m de là. Sur son lieu de travail, les comptoirs, au fond, sont désormais protégés par du plexiglas. « Une personne sort, une personne entre », lit-on sur une affiche à l'entrée.
D'un naturel optimiste, Alain retient d'abord « l'extraordinaire élan de solidarité dans son équipe ». Il le répète, « il y a zéro absentéisme. Quand il faut garder les enfants, chacun se relaie, s'échange des heures. Je n'arrête pas de les remercier ». De temps en temps, il leur fait livrer les repas italiens du restaurant d'en face. Sa fille aînée, qui vit dans l'immeuble où il a posé ses bagages et est un « véritable cordon-bleu », leur prépare de « bons petits plats ». Une façon de leur témoigner son immense reconnaissance.
On l'interrompt. « Excusez-moi, un médecin demande des masques, on n'en a pas, elle n'est pas contente », lance une préparatrice. Alain soupire. C'est devenu son quotidien. Face aux stocks manquants, il ne cherche pas de coupable : « On est dans la réaction, non dans l'action, mais je ne juge pas le gouvernement, je n'aimerais pas être à leur place ». Pensait-il qu'un jour, il devrait faire face à une telle épidémie ? Il acquiesce. « Au moment de la grippe H1N1, il y a dix ans, j'avais lu que des virologues disaient qu'un jour ça arriverait. Et c'est arrivé ».