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Publié le 31 mai dans Libération
«Being a Yid, being a Yid !» La première fois, ce beuglement d’une seule voix des Spurs surprend. Surtout quand on comprend que le chant parle de la joie «d’être un Juif», sachant qu’en anglais «Yid», raccourci de «yiddish», peut aussi se traduire par le très péjoratif «youpin». Mais les supporteurs hurlent ce chant rituel avec fierté. Ils l’endossent comme un badge d’appartenance, non pas à la religion juive, mais au club du nord-est de Londres. Et le fait que, selon les estimations, moins de 5 % de ses supporteurs soient juifs n’a pour eux aucune importance.
Au fil des années et notamment au cours de la dernière décennie, la police, la fédération de football ou les organisations représentantes de la communauté juive ont tenté de faire interdire ces chants, les jugeant antisémites. Mais «le mot "Yid" a été adopté à l’origine [par les Spurs] pour justement contrer les abus» antisémites, racontent Martin Cloake et Alan Fisher dans un livre remarquable, Spurs and the Jews : the How, the Why and the When, sur l’historique de la relation entre Tottenham et l’identité juive.
Elle commence au début du XXe siècle. Fuyant les pogroms en Russie, les Juifs d’Europe de l’Est se sont réfugiés au Royaume-Uni. Arrivés à Londres, beaucoup se sont installés dans l’East End, où vivait déjà une importante communauté juive. D’autres sont allés plus au nord, vers le quartier de Tottenham. Le coin était en pleine expansion industrielle et fournissait des emplois faciles pour une population plutôt ouvrière. Pour nombre de ces immigrés, le football participait à une tentative d’intégration. Très vite, Tottenham Hotspur est devenu un repère, un moyen de s’assimiler à la culture du pays.
La fréquentation du club par des supporteurs juifs s’est accélérée après la Première Guerre mondiale. Lors du shabbat, écrivait un journaliste du Jewish Chronicle, pour un coup d’envoi à 14 h 30, «il était possible de rester à la synagogue jusqu’à la fin de la prière de Moussaf, de foncer à la maison pour y manger une assiette de soupe lokshen et d’embarquer dans un tram d’Aldgate à White Hart Lane», où se trouve le stade de Tottenham. En 1935, un tiers des supporteurs (environ 10 000) du club étaient issus de la communauté juive, selon des journaux de l’époque. Un événement a marqué un tournant dans l’identité de Tottenham. Le 4 décembre 1935, un match Angleterre-Allemagne est organisé sur son terrain. En pleine montée du nazisme, l’événement est perçu comme une provocation. Au-dessus du stade, un drapeau orné d’une swastika est hissé. Sur le terrain, les joueurs allemands font le salut nazi. Le drapeau sera vite arraché par un fan des Spurs grimpé sur le toit et l’Allemagne perdra 3-0.
Dans les années 60, la composition des supporteurs s’est diversifiée. Dix ans plus tard, le ton dans le football en général se durcit, Tottenham devient synonyme péjoratif de «club de Juifs» et, lors des matchs, les insultes antisémites pleuvent, des chants odieux sur les chambres à gaz à l’emploi du salut nazi ou du fameux «Yid». Les Spurs décident alors de s’approprier l’insulte pour la transformer en revendication, en symbole d’appartenance au club. Certains choisissent de porter la kippa à tous les matchs et adoptent le chant «We are the Yids, we are the Yids, we are, we are the Yids». «Le contexte est la clé pour comprendre : les Spurs n’utilisent pas ce mot dans un sens dérogatoire. Ils refusent d’être diminués ou contrôlés par les insultes», écrivent Martin Cloake et Alan Fisher. Mais, reconnaissent-ils, «le mot Yid reste terriblement controversé. Beaucoup de Spurs juifs soutiennent leur club en dépit de ce mot, pas à cause de lui».