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Publié le 5 Mars 2019

Crif / Interview - Comment L’extrême droite a voulu séduire les juifs de France ?

Entretien mené par Marc Knobel, Historien et Directeur des Etudes au Crif avec Judith Cohen Solal, psychanalyste, psychologue clinicienne et Jonathan Hayoun, réalisateur de documentaires, ancien président de l’UEJF.

Le Crif - Vous publiez un essai aux éditions Grasset, qui est très instructif mais au curieux titre : « La main du diable. » Quel est donc ce diable ou cette diablesse là ?

Jonathan Hayoun : « La main du diable » est une référence au pacte faustien. La tentation du diable, c’est celle de céder à une image de façade séduisante mais qui cache une ambivalence plus que douteuse. Depuis 2012, Marine Le Pen veut surfer sur l’inquiétude des juifs. Elle a tenté de les séduire en se présentant comme un bouclier face aux islamistes antisémites. C’est de cette tentative de séduction dont il est question. Cette main tendue n’est-elle pas un vrai danger ?

Judith Cohen Solal : La figure du diable est au cœur de cette stratégie et du dispositif du FN.  Jean-Marie Le Pen aimait à se présenter comme un petit diable. Une partie ou l’autre de la population est diabolisée au sein du FN. Quant à Marine Le Pen, elle n’a cessé d’invoquer une dédiabolisation. En se présentant comme la victime d’une diabolisation, elle veut faire corps avec les juifs, victimes d’une diabolisation qui traverse les siècles. En disant « vous et nous » sommes l’objet d’une même menace, elle cherche à donner l’image d’une complicité évidente ! 

Assurément, votre essai est aussi une mise en perspective historique. Vous remontez jusqu’en 1972. Fallait-il forcément refaire l’histoire d’un groupuscule devenu le parti tentaculaire que l’on connaît aujourd’hui ?

Judith Cohen Solal : Retisser le fil de l’histoire est une piqure de rappel nécessaire dans une période où les repères se dissipent et où la culture politique fait défaut. Les déclarations et les effets de manche ont plus d’impact que les faits.

Jonathan Hayoun : Il faut rappeler cette histoire puisque Marine Le Pen la choisit en héritage. Lors de son dernier Congrès le 11 mars 2018, Marine Le Pen a déclaré : « Le nom Front national est porteur d’une histoire glorieuse que personne ne doit renier ». Et cette histoire est celle d’un parti fondé par des anciens collaborationnistes.

Au niveau de la méthodologie, comment se sont effectués vos entretiens ? Comment les personnes interrogées, abordaient-elles cette rencontre et vos questions ?

Jonathan Hayoun : Nous tenions à interroger les dirigeants communautaires et des leaders du FN. A commencer par exemple par le président du CRIF ou le vice président du RN Louis Alliot. Et puis aussi, nous souhaitions faire de même au niveau local, là où le RN a le pouvoir. Nous avons donc interrogé les dirigeants de la communauté juive locale et les maires d’extrême droite : de Fréjus, à Béziers, de Hayange aux quartiers-nord de Marseille. Nous sommes allés à leur rencontre en les interrogeant les uns à propos de leur rapport avec les élus locaux, et les autres avec les représentants institutionnels

Judith Cohen Solal : Nous souhaitions aussi interroger des personnalités dont la parole compte pour les juifs comme Alain Finkielkraut, Serge Klarsfeld, le représentant du mouvement Loubavitch Haïm Nisembaum ou encore Gilles-William Goldnadel. Ils ont chacun à un moment ou à un autre porté une parole publique sur les relations des français juifs avec le FN et ce qu’il devait en être.

Tout le monde a en mémoire les saillies violentes de Jean-Marie Le Pen, lorsqu’il parlait des Juifs. Il y avait là un mélange de propos provocants et d’insultes racistes, antisémites, négationnistes. Comment la communauté juive particulièrement offensée par cette charge a t’elle réagi ?

Judith Cohen Solal : Les réactions ont été spontanées et de concert au moment des élections à deux reprises mais par exemple quand Jean-Marie Le Pen a parlé de « détail » à propos de la Shoah, la réaction n’a pas été immédiate. C’est Guy Konopnicki qui va dénoncer dans le quotidien Le Matin la saillie qu’un jour après et la mobilisation prend ensuite. 

Pourtant, vous expliquez que Jean-Marie Le Pen a tenté quelques rapprochements illusoires. Quel était son pari ?

Jonathan Hayoun : Cela paraît aujourd’hui surréaliste mais Jean-Marie Le Pen a bien tenté quelques rapprochements, comme nous le racontons dans le livre. Son pari n’avait rien de fondamentalement différent de celui de Marine Le Pen aujourd’hui. Le Front National se voulait déjà un parti attrape tout. Aucun problème à vouloir faire cohabiter juifs et antisémites au sein du même mouvement.

Étonnamment, à cette époque, quelques rares personnalités juives rejoignent le FN, autour d’un hypothétique et comique Comité national des Français juifs…

Judith Cohen Solal : Oui il a été créé en 1986 et avait pour porte-parole Robert Hemmerdinger, un drôle de personnage qui avait tenté de détourner un avion pour le compte de l’OAS et que le chercheur Jean-Yves Camus surnomme justement « père la gachette ».

Jonathan Hayoun : Ce comité était une coquille vide qui avait pour mission de combattre l’Union soviétique « seul Etat vraiment antisémite » pour reprendre l’objet de leurs statuts. Ce qui est intéressant c’est qu’aujourd’hui Marine Le Pen cherche les juifs en désignant la gauche et l’extrême gauche comme origine exclusive de l’antisémitisme.Au final, JMLP âgé, tout en gardant la main, la cède peu à peu à sa fille, Marine. Commence alors une entreprise de « de diabolisation. » Fallait-il que Marine « tue » ainsi le père ? À votre avis, quelle est la part d’éventuelle sincérité de Marine Le Pen, dans cette entreprise ? Et/ou quel est aussi l’inévitable calcul politique Judith Cohen Solal : Marine Le Pen a entrepris une campagne de dédiabolisation qui a consisté à déclarer qu’elle était elle-même victime de l’image diabolique qu’on attribuait à son père. Elle n’a jamais condamné ses propos mais s’est employée à s’en décaler. Au fur et à mesure, elle a elle-même dédiabolisé son père en jouant de l’exclusion visible. Mais lors du congrès où elle a rebaptisé le FN en RN, elle a quand même déclaré que le FN n’avait à rougir de rien. Alors « tuer le père... ». Elle l’a écarté mais elle a gardé de nombreux protagonistes clairement sulfureux.

Cependant, les choses paraissent en effet plus compliquées. Le FN doit encore compter sur la vieille garde (proche de JMLP) autour de Bruno Gollnisch, et de personnages plus douteux comme Frédéric Châtillon ou Axel Loustau, par exemple. Qu’est-ce que cela dit du FN et de l’entreprise de Marine ?

Jonathan Hayoun : Pour ne citer qu’un exemple de cette vieille garde. Au lendemain du premier tour de la dernière élection présidentielle, Marine Le Pen décide de se mettre en retrait de la présidence de son parti et cède sa place à un cadre historique Jean-François Jalkh. Ce dernier avait notamment tenu des propos négationnistes. Le poids du passé n’est pas seul en cause. Une nouvelle génération de cadres frontistes, dans l’entourage direct de Marine Le Pen, peut rivaliser avec la garde rapprochée de son père, en termes de complaisance à l’égard de l’antisémitisme. Et pour aussi n’en citer qu’un, Marine Le Pen vient de nommer Philippe Vardon, directeur de communication pour sa campagne électorale des européennes. Il a appartenu à une mouvance négationniste et antisémite. Et Marine Le Pen avait même refusé son adhésion en 2013 parce qu’une vidéo circulait où il chantait "Nous sommes la Zyklon Army, l'armée des skinheads"…

Malgré tout, vous laissez entendre que le tabou du vote juif pour le FN, se dissipe. Des français de confession juive n’hésitent plus à voter pour ce parti populiste ? Comment l’expliquez-vous ?

Judith Cohen Solal : Oui des français juifs votent pour le FN mais ils restent à la marge. Plus nombreux sont ceux qui disent que l’islamo-gauchisme et l’extrême gauche sont « pires ». Et que le discours de Marine Le Pen a toute sa place. Mais nous constatons que cette tentation consiste plus à faire des déclarations qui ont pour but de fustiger l’extrême gauche que de s’inscrire en réelle adhésion.

Malgré tout et ce rappel est important, vous soulignez le fait que les institutions juives tiennent. Pourtant Marine Le Pen redouble d’efforts, elle annonce qu’elle veut se rendre en Israël, elle dénonce même (plus ou moins) l’antisémitisme ? Comment expliquez-vous cela ?

Jonathan Hayoun : Dans sa stratégie dite de dédiabolisation, les juifs représentent clairement une cible à neutraliser voire à séduire. Non pas tant pour le pseudo électorat juif mais bien pour la symbolique que représenterait un dialogue possible entre le Front National et les institutions juives. Marine Le Pen y verrait donc une caution qui effacerait l’histoire et l’actualité de l’antisémitisme d’extrême droite. Les institutions juives ne sont pas dupes et tiennent en effet.

Vous racontez qu’entre les deux tours des dernières présidentielles, les instances communautaires ont constitué une sorte de crise informelle pour envisager le scénario du pire. Expliquez-nous...

Judith Cohen Solal : Certains ont voulu anticiper. Il fallait bien réfléchir à la réaction à avoir dans ce type de situation. Dans le livre, un ancien président du CRIF s’est autorisé à cauchemarder le pire : « si elle arrivait au pouvoir, le CRIF devrait sans doute se dissoudre et serait contraint de retourner à son origine : la clandestinité. Je n’aurais pas pu prendre le risque d’accueillir le FN avec les honneurs. Et peut-être aurais-je même invité les français juifs à quitter le pays. Mais peut-on faire des choses comme ça ? »

Jonathan Hayoun : Envisager le pire des scénarios est toujours une réflexion constructive et je comprends que certains responsables communautaires se soient posés la question. Dans son passionnant livre « Complot contre l’Amérique », Philip Roth avait imaginé la réaction de la communauté juive américaine si au début de la seconde guerre mondiale l’homme politique Charles Lindbergh connu pour ses sympathies nazies avait gagné l’élection présidentielle aux Etats-Unis.

Au final, êtes-vous inquiets. Et si Marine Le Pen arrivait au pouvoir ?

Jonathan Hayoun : la « détabouisation » de l’antisémitisme, pour reprendre votre qualification du phénomène en cours, voilà ce qui m’inquiète. Et je crains que cela participe d’une percée électorale plus grande de l’extrême droite lors des élections européennes. En revanche, je crois que la France a suffisamment de ressources pour empêcher Marine Le Pen d’arriver au pouvoir.

Judith Cohen Solal : Il est bien compliqué de répondre à cette question. Je suis inquiète de l’augmentation des actes antisémites et de la porosité qui existe entre les divers extrêmes antisémites. Les discours de l’extrême droite nourrissent des passages à l’acte dont elle voudrait se dédouaner ensuite. Et la crainte peut parfois amener à se laisser berner pour se sentir rassuré. Je pense que les digues vacillent mais tiennent bon. Enfin, je l’espère.