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Publié le 13 février dans Libération
Dans son appartement boulevard Saint-Michel à la déco bourgeoisement austère figée dans le temps, elle s’est aménagée un petit bureau au bout d’un long couloir au parquet craquant. Au mur, un pêle-mêle de photos de famille avec enfants et petits-enfants, mais pas la figure paternelle. Comme un effet de bascule, la sociologue Dominique Schnapper a toujours opposé, à la célébrité de son père, la plus grande discrétion. «Il était très connu, il écrivait dans la presse, prenait position. Moi, c’est tout le contraire. L’opinion, les essais, ce n’est pas mon truc.» A 85 ans, déployant l’activité d’une personne encore aux affaires, elle ne porte pas le nom qui la relierait d’une évidence à l’opposant historique de Sartre. La fille de Raymond Aron est avant tout Dominique Schnapper, directrice à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste reconnue de la République et de la citoyenneté, ex-membre du Conseil constitutionnel dans les années 2000. Et aujourd’hui, présidente du Conseil des sages de la laïcité mis en place par le ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer et garant du principe de laïcité dans les écoles. Une responsabilité périlleuse, dans un pays travaillé par les querelles religieuses et identitaires, mais qui n’effraie pas cette femme de principes, sûre de son savoir, de ses valeurs, de son autorité.
Soucieuse de perpétuer et diffuser l’héritage paternel, elle publie aujourd’hui l’Abécédaire de Raymond Aron (éd. de L’Observatoire), sélection de textes, summum de son engagement public. Elle, qui a toujours fui l’exposition médiatique, ne cédant ni aux canons de la séduction - souliers vernis talons plats, pull rose discret sur pantalon noir -, ni aux honneurs faciles d’héritière, sort un peu de sa réserve. Jamais on a autant évoqué Raymond Aron, on redécouvre sa pensée, ses fulgurances historiques, son importance, on le cite, comme le sociologue de gauche Edgar Morin encore la semaine dernière dans le Monde. Ce fut pourtant loin d’être l’idylle. Classé à droite, «il a été condamné par le monde intellectuel», juge froidement Dominique Schnapper dans une interview donnée au Point fin janvier.
En couverture du livre, on voit Aron en noir et blanc, élégamment affalé dans un fauteuil, geste ample de l’homme qui pense. Au dos écrit en minuscule : «Textes choisis par Dominique Schnapper et Fabrice Gardel». Le lien familial n’est pas mentionné. «Ma réticence naturelle à parler de moi a été renforcée par ma filiation, écrit-elle dans ses mémoires, Travailler et Aimer (Odile Jacob, 2013). Parler de moi, de mes origines ou de ma formation intellectuelle, c’était inévitablement parler de mon père. Il n’est jamais aisé de parler de son père, tant il fait intimement partie de soi.»
Quand nous la rencontrons, long entretien sur son travail de sociologue, elle esquive toute question sur l’héritage paternel : «Il faut demander aux autres. J’évite l’introspection.» Elle lâche juste : «On a été très liés, on avait chacun une maison de campagne pas loin l’une de l’autre. Il était très soucieux de ne pas peser sur sa fille.» Sa voix baisse. «Il était très respectueux de l’autre. Dans ses Mémoires, il rappelle qu’il avait été la raison d’être de son père, et il trouvait que cela était extrêmement lourd. Il ne voulait surtout pas reproduire le même schéma avec sa fille.»
Elle est pourtant bien la fille de son père, héritière contrariée d’une longue saga intello-familiale : légitimée par l’histoire intellectuelle de la famille (grand-père professeur de droit, père professeur au Collège de France, mère intellectuelle et condisciple au lycée de la philosophe Simone Weil) et tout à la fois ostracisée par l’engagement politique paternel. «Plutôt avoir tort avec Sartre que raison avec Aron» a pesé des années sur sa destinée. D’où cette volonté aujourd’hui de réhabiliter l’œuvre de celui qui avait «la vérité et liberté comme boussoles théoriques» et dont la fierté est d’avoir «été antistalinien avant la plupart des autres intellectuels français». Ne pas en rester au représentant de la pensée libérale à une époque où le marxisme domine les années 70, à l’anti-sartrien critiquant 68 dès les premiers jours de Mai.
Elle le dit comme une irréparable blessure. «Je ne fais pas partie du milieu.» Sous entendu de la grande famille des intellectuels de gauche. Encore aujourd’hui, elle regrette, durant sa carrière, le peu d’articles sur ses travaux dans l’Obs ou Libé et affirme dans ses mémoires. «Je suis restée marginale dans le milieu des sociologues. Inutile de dire que je n’ai eu ni collection, ni revue, ni direction de laboratoire qui sont les instruments normaux du pouvoir universitaire.» Pour conjurer ce destin historico-familial, elle manie l’ironie, devenue seconde nature chez elle, pratiquée souvent à ses dépens. Et d’une façon un peu raide aussi, comme son père. En 1983, il raconte comment Sartre lui reprochait de «toujours avoir peur de déconner». «C’était, dit-il, un peu une réaction de tempérament de Sartre à un tempérament… constipé, si on veut être désagréable, pour me qualifier moi-même.» Ainsi narre-t-elle comment une éminence grise de François Mitterrand et des grands patrons l’avait traitée dans les années 80 de «sociologue besogneuse».
Cette ostracisation dans le monde intellectuel ne l’a pas empêchée de faire carrière à l’EHESS. Et ne l’a pas empêchée non plus de servir la République. Bien au contraire. En 1986, elle accepte de participer à l’une des toutes premières commissions sur la nationalité. Jacques Chirac est alors président de la République. Préemptant avant l’heure le champ de l’identité nationale, il met en place une commission sur la réforme du code de la nationalité, présidée par Marceau Long. Tollé des intellectuels. Même Alain Finkielkraut, qui n’a pas encore totalement basculé dans la réaction, refuse. Dominique Schnapper y va. «Chirac était accusé dans les milieux intellectuels d’être un fasciste. On peut beaucoup lui reprocher, mais pas ça ! justifie-t-elle, ironique trente ans plus tard. Cela me paraissait naturel d’accepter, j’avais travaillé en tant que sociologue sur les travailleurs immigrés et sur l’intégration.» Ce fut un des moments importants de sa vie intellectuelle, juge-t-elle aujourd’hui. «On m’a appelée très tardivement, car j’étais très peu connue à l’époque, encore moins qu’aujourd’hui !»
2001, la voici membre du Conseil constitutionnel, nommée par le président du Sénat, Christian Poncelet (RPR). «Je ne pouvais pas dire non, même si j’étais très intimidée. C’était dans la logique de mes travaux, des analyses sociologiques à horizon politique.» Troisième proposition cette fois sous la présidence Macron. Elle raconte le même scénario. Un coup de téléphone reçu en décembre 2017. «Voulez-vous bien parler à monsieur le ministre ?» C’était Blanquer qui lui proposait de présider le Conseil des sages de la laïcité à l’école. Elle ne le connaissait pas, elle accepte. «Etant donné mon travail sur la République et la démocratie, j’ai toujours considéré qu’il était naturel que j’intervienne sur ce type de sujets. Je n’ai jamais refusé.»
Dans son travail intellectuel, elle s’est toujours donné comme principe «d’être du côté de la vérité». Comme en écho à son père : «L’amour de la vérité et l’horreur du mensonge, je crois que c’est ce qu’il y a de plus profond dans ma manière d’être et de penser», disait-il dans le Spectateur engagé (éd. de Fallois, 2004). Elle voulait faire de la philosophie, il l’en dissuade. Elle devient sociologue. L’axe de son travail est de réfléchir à la spécificité française de la République (identité, laïcité, rapport aux institutions). Mais à la différence d’un Marcel Gauchet ou d’un Pierre Rosanvallon, qui ont toujours réfléchi à partir du politique, elle travaille à partir de la sociologie. «Elle a mené un travail empirique, via des enquêtes et s’est toujours tenue à une démarche pragmatique, explique l’historienne Perrine Simon-Nahum, qui fut son élève, et qui est aussi membre de la Société des amis de Raymond Aron. Elle traite le politique via la sociologie. Elle veut être du côté de la vérité. Pour des raisons biographiques notamment, elle a une allergie vive aux idéologies.»
Elle fut pourtant formée dans les années 60 par Pierre Bourdieu ! «J’ai travaillé cinq ans avec lui, sur le public des musées notamment. J’ai beaucoup appris, mais on s’est séparés.» Une autre histoire de famille en quelque sorte : celui qui va devenir le maître de la sociologie de gauche était l’assistant d’Aron, dont il avait lancé la carrière. Un héritier possible… avant la rupture de 68 cette fois-là. «De toute façon, je ne serai pas restée, raconte-t-elle. Il aurait fallu faire du Bourdieu mais moi, je suis très indépendante. Il n’y avait pas place à la moindre altérité. C’était une secte.»
Elle n’a pas la nostalgie heureuse de la révolution de Mai. «Je n’ai rien vu ! J’habitais rue de l’Abbé-de-l’Epée au Quartier latin, je travaillais au labo de Bourdieu, enceinte, fatiguée. On m’avait bloquée à la maison, en me disant qu’il ne fallait pas que je sorte à cause des gaz lacrymogènes. J’écoutais les nouvelles sur mon transistor. Dans les labos, ils jouaient à la révolution, c’était ridicule.» Et de raconter cette anecdote qu’elle cite dans ses mémoires, à propos d’Edgar Morin sollicitant un rendez-vous auprès de son père. «Il venait parler de ses problèmes de carrière au CNRS en plein milieu des événements. Vous parlez d’une révolution !»
«Spectateur engagé», Aron critique à chaud 68 et publie dès septembre de la même année la Révolution introuvable (Fayard). «Ça lui est resté collé une bonne partie de sa vie», dit sa fille cinquante ans plus tard. Elle se trouve emportée par la mise à l’écart paternelle. «Je me souviens d’un de mes chers collègues de cette époque qui, m’apercevant de loin dans le jardin du Luxembourg, faisait un grand détour pour éviter de me serrer la main. Aujourd’hui, le même me dira combien il a du respect pour mes travaux.» Les années 70 sont celles d’une grande solitude, qu’elle vit difficilement. «Etre le mouton noir fut socialement très dur à supporter. Je n’avais pas vocation à vivre ça.» Elle garde quelques soutiens, notamment celui de l’historien de la Révolution, François Furet, aronien de longue date. Rattachée à l’EHESS, elle se retrouve seule et développe, au gré de ses rencontres, des sujets d’études inédits pour l’époque. Travailleurs immigrés, chômeurs, identités, très tôt elle s’intéresse à des sujets sociologiques qui touchent au rapport à la République et qui ont aujourd’hui des dimensions politiques évidentes. «La démocratie est fondée sur l’emploi et la citoyenneté, ses deux grandes dimensions, d’où la gravité du chômage», analyse-t-elle dès 1981 dans l’Epreuve du chômage.
La France de l’intégration (1991) ou la Relation à l’autre (1998) : son ambition a toujours été de développer une sociologie «la plus neutre possible». Mais sa neutralité axiologique et sa réticence initiale à donner son avis ne l’empêchent pas de participer au débat intellectuel. Pas très souvent, mais de façon marquante. 2017 : le sociologue Gérald Bronner crée une guerre de tranchées dans les rangs de sa discipline en publiant le Danger sociologique (PUF). Dominique Schnapper participe à la violente polémique, critiquant la trop forte emprise idéologique de gauche sur la sociologie française, sa tendance à privilégier le déterminisme social sur la logique individuelle. Dans la revue le Débat,elle dénonce le «scientisme», la «politisation» et «l’essayisme à prétention plus mou moins philosophique» de nombreux de ses collègues. Et de leurs a priori idéologiques sur des sujets comme le racisme, l’antisémitisme, l’islam ou l’immigration. Comprendre cette bien-pensance de gauche qu’elle exècre.
Dans sa recherche de la vérité sociologique, elle, la républicaine, défend l’utilisation des statistiques ethniques en sciences humaines. «Les sociétés démocratiques veulent avoir une pleine connaissance d’elles-mêmes. Je ne fais pas partie des délirants qui pensent que cela signe la fin de la République.» Et la fausse discrète se retrouve, en 2016, au cœur d’une autre polémique autour d’un sondage qu’elle avait supervisé pour la Fondation du judaïsme français et commandé à Ipsos où les questions étaient jugées trop orientées. Elle s’en défend : «On a montré la force de l’antisémitisme des musulmans, cela a fait scandale. On nous a accusés de poser des questions non républicaines. Il y a 15 points de plus chez les musulmans pour tous les préjugés concernant les juifs. On nous a accusés d’islamophobie.»
Républicaine au détriment de l’islam, Dominique Schnapper ? Contrairement à son amie Elisabeth Badinter, qui se brûle les ailes dans sa défense de l’universalisme laïque, elle se montre mesurée dans ses propos publics. «La laïcité est centrale dans notre manière de vivre en France», explique la présidente du Conseil des sages de la laïcité, en juin à la matinale de France Inter.
Mais on sent chez elle une vive inquiétude exprimée depuis longtemps sur le «délitement démocratique», ravivé par la crise des gilets jaunes. «Tant que nous critiquons la manière dont l’institution fonctionne, on est dans l’ordre démocratique ; le jour où on critique l’existence même de l’institution, on sort de l’ordre démocratique et on risque le délitement ou la décomposition.» Elle s’inquiète des effets de la «démocratie extrême» où le citoyen serait remplacé par l’individu mû par ses seuls intérêts. «Beaucoup de démocrates sont devenus des enfants gâtés», juge-t-elle.
Elle s’inquiète du poids des minorités sexuelles, religieuses, de la montée de l’antisémitisme. «Les groupes religieux ont autant le droit de s’exprimer que les syndicalistes et les autres ; à condition qu’ils ne transgressent pas la règle de séparation du politique et du religieux. Certains multiculturalistes déchaînés risquent de remettre en question ce principe fondateur.»
En novembre, avec 80 intellectuels, elle dénonce la «stratégie hégémonique» du décolonialisme, pensée qui devient si dominante dans l’enseignement supérieur qu’il en menace le «pluralisme intellectuel».En avril 2018, elle signe le Manifeste contre le nouvel antisémitisme, texte soutenu par 300 personnalités qui fait débat à sa publication par la violence des mots utilisés («épuration ethnique à bas bruit») et par sa stigmatisation des musulmans. «Les crises d’antisémitisme ont toujours été des crises de la démocratie», estime-elle alors qu’elle publie en septembre la Citoyenneté à l’épreuve (Gallimard), ouvrage sur les relations entre juifs et démocratie. «Ma mère n’était pas juive. Mon père disait de lui-même, qu’il était un juif déjudéisé, rappelle-t-elle. La dernière expression religieuse de ma famille paternelle fut le mariage de mes grands-parents en 1901. Mon mari était juif, je ne le suis pas ; la transmission de la culture juive veut dire quelque chose pour moi.»Elle préside le musée d’Art et d’Histoire du judaïsme. Pour Simon-Nahum, «elle est une voix raisonnable de la démocratie et il y en a peu».
Si le chercheur spécialiste de la laïcité Jean Baubérot apprécie une partie de ses travaux, il lui reproche d’«essentialiser la République et la laïcité»en prenant à son compte la conception républicaine orthodoxe que bien des laïques ont combattu. Jules Ferry refusait une «religion laïque»,Clemenceau disait qu’en cas de conflit entre la République et la liberté, il choisirait la liberté, et la féministe Nelly Roussel s’en prenait aux «idoles laïques». «Une tension entre une conception sacrale et une conception profane de la République a toujours existé, rappelle Baubérot. Dominique Schnapper privilégie cette conception substantialiste et sacrale.» Plus radicalement, un philosophe de gauche affirme : «Elle est plus réac que son père qui était très tolérant avec ses étudiants de gauche.»
Conservatrice Dominique Schnapper ? «Il faut conserver les valeurs des Lumières. Si pour vous, être conservatrice est cette idée-là, oui, je le suis.» Et sur le ton de l’évidence ajoute : «Il ne faut pas refuser le changement et l’ouverture mais il y a des choses qu’il faut conserver. Faute de quoi, nous sommes dans des sociétés barbares.»
Avec la guerre, Raymond Aron avait saisi le tragique de l’histoire. A travers le destin de son père, elle l’a connue aussi. «Je me souviens de la nouvelle du Débarquement. Et surtout quand j’ai rejoint, du Maroc où nous étions réfugiées avec ma mère, mon père parti à Londres en 1940. Nous avons pris un avion militaire américain grâce à une permission spéciale du général Eisenhower.» Elle se souvient aussi du retour des déportés à l’hôtel Lutetia en 1945. Elle avait 10 ans. Elle ne cesse de penser au prix de la démocratie. «Ce régime improbable dans le temps et dans l’espace est le seul à peu près humain qu’on ait construit.»