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Publié le 12 février sur le site de Libération
Paris, le 23 mars 2018. Mireille Knoll, 85 ans, rescapée de la Shoah, est poignardée dans son appartement parisien. C’est l’acte le plus révoltant d’un phénomène de société concrétisé lundi par ce chiffre révélé mardi par le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner : les actes antisémites ont bondi l’an passé en France de 74 %. Cela représente 541 occurrences répertoriées (contre 311 en 2017) par le ministère, un calcul qui se fonde sur les plaintes et les signalements. Les actes antimusulmans sont, eux, stables (100), tout comme ceux qui frappent les confessions chrétiennes (1 063 actes).
Pour ce qui est des faits antisémites, c’est une longue litanie de violences, aux degrés divers de gravité : une tentative de kidnapping d’un expert comptable, un adolescent de 14 ans frappé par une dizaine de jeunes et traité de «sale Juif», une voiture dans un parking cabossée et taguée, encore, d’un «sale Juif», sept sépultures d’un carré juif dégradées dans un cimetière de la région parisienne… Cette brutale remontée interroge. Depuis le début des années 2000, les pics d’antisémitisme étaient très généralement corrélés à des tensions extrêmes dans le conflit israélo-palestinien. A l’exception de 2015 : à la suite de la série d’attentats qui avaient frappé la France, 806 actes antisémites avaient été enregistrés. Mais le chiffre le plus élevé, 974 exactions commises en France contre la communauté juive, a été enregistré en 2004. Soit quatre ans après le déclenchement de la Seconde Intifada. Cette année-là, l’armée israélienne mène l’opération «Rempart», un déploiement dans les Territoires occupés. Un autre pic important d’actes antisémites se produit en 2009, quand ils atteignent le chiffre de 832. En pleine guerre de Gaza, les forces israéliennes se lancent dans l’opération militaire «Plomb durci» contre le Hamas. «Nous avions affaire à une importation du paroxysme du conflit israélo-palestinien, explique Marc Knobel, historien et directeur des études au Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France). Cela se répercutait dans plusieurs pays et non seulement en France. A défaut de s’en prendre à des Israéliens, on visait des Juifs, suspectés de soutenir la politique d’Israël.»
Saluts nazis
Les tensions perdurent, bien évidemment, au Moyen-Orient et dans le conflit israélo-palestinien. Mais rien de comparable ne s’est produit en 2018 qui pourrait expliquer le regain d’antisémitisme en France.«Nous n’avons pas été surpris par ces chiffres», explique toutefois Francis Kalifat, le président du Crif. De fait, dès septembre 2018, le Premier ministre, Edouard Philippe, avait alerté en publiant une tribune sur son compte Facebook. Il avait annoncé, en marquant son inquiétude, que par rapport à 2017, les actes antisémites avaient progressé de 69 % sur les neuf premiers mois de 2018. Il n’y a aucun doute sur le fait que la hausse avait été déjà largement enclenchée avant le mouvement des gilets jaunes, en novembre. De quoi relativiser son incidence sur la montée des actes antisémites, même si le débat sur ce point a été ouvert dès que Castaner, en déplacement lundi soir à Sainte-Geneviève-des-Bois, a annoncé l’augmentation conséquente des actes antisémites en 2018. Certaines dérives ont cependant eu lieu lors d’«Actes», comme le 22 décembre à Montmartre, lorsque des gilets jaunes ont fait des saluts nazis et entonné la «chanson de la quenelle», de Dieudonné. Il y a aussi des tentatives d’infiltration du mouvement par l’ultradroite qui depuis toujours a l’antisémitisme pour bagage idéologique.
Mais le problème que pose cette résurgence en 2018 est plus global. «C’est un climat malsain qui s’est installé», estime-t-on dans les milieux communautaires juifs. C’est particulièrement vrai ces derniers jours avec plusieurs actes très médiatisés. Outre ce qui s’est passé à Sainte-Geneviève-des Bois, des portraits de Simone Veil ont été barrés de croix gammées dans le XIIIe arrondissement de Paris. «Au fond, on sentait que la lèpre était toujours là», a déclaré sur RTL l’un de ses fils, l’avocat Jean Veil. Il a précisé que la famille ne porterait pas plainte, estimant que ce n’était pas la meilleure manière d’apaiser le climat.
Il est trop tôt pour avancer des explications définitives sur cette augmentation récente des exactions contre les Juifs. «Nous assistons à une résurgence d’un antisémitisme traditionnel», estime cependant Marc Knobel. L’historien relève ainsi le retour de thématiques comme celles du lien supposé entre les Juifs et l’argent, typiques de l’antisémitisme des années 30. «Si Macron avait été le directeur du Crédit agricole, personne n’en aurait rien dit, explique Marc Knobel. Le fait qu’il ait travaillé à la banque Rothschild a alimenté des tas de rumeurs.» Une confluence se produirait entre la propagation des théories complotistes (qui reprennent le thème du supposé pouvoir caché des Juifs), leur dissémination large sur les réseaux sociaux, l’influence de l’ultradroite et la généralisation d’un climat de violence dans la société.
Peur des représailles
Quoi qu’il en soit, le phénomène provoque de vives inquiétudes. Et très légitimes. De l’avis des experts, les actes antisémites - tout comme ceux qui frappent les musulmans - sont très sous-estimés. Les chiffres du ministère de l’Intérieur ne prennent ainsi pas en compte les dérives sur les réseaux sociaux. Il y a aussi de plus en plus de réticence à porter plainte par crainte de représailles. Ou par lassitude. Une attitude qui semble se généraliser dans d’autres milieux communautaires. Pour preuve, ce que nous raconte le dirigeant musulman Abdallah Zekri, président de l’Observatoire de l’islamophobie. L’an passé, il a lui-même reçu une dizaine de lettres de menaces. Sans les signaler. «En 2016, j’ai déposé dix-neuf plaintes, toutes ont été classées sans suite», nous dit-il.
Selon un récent rapport de l’Agence européenne des droits fondamentaux, 80 % des Juifs en Europe estiment inutile de signaler les actes antisémites. La résurgence des violences antisémites est un mauvais signal pour la société française. «S’attaquer aux Juifs, c’est s’attaquer à la République et aux valeurs républicaines», rappelle le président du Crif, Francis Kalifat.