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Le Crif : Gérard Rabinovitch, vous êtes philosophe, sociologue, chercheur associé au Centre de recherches psychanalyse, médecine et société (CRPMS) de Paris Denis Diderot (1), et à l’heure actuelle, responsable des programmes d’enseignements supérieurs à l’Alliance Israélite Universelle, Institut européen Emmanuel Levinas. Pouvez-vous nous préciser votre spécificité universitaire ? Et nous expliquer ce qu’est l’institut européen Emmanuel Levinas ? A qui s’ouvre-t-il ? De quoi s’agit-il ?
Mon champ disciplinaire de recherche, ma Maison d’études, est la philosophie politique. Celle-ci a trois questions fondatrices : «Qu’est-ce qu’une vie bonne ? Qu’est-ce qu’une bonne société ? Qu’est-ce qu’un bon agir en commun ? » En fait, comme le dit Léo Strauss - auquel j’ai emprunté l’énoncé de ces questions - : «Si des hommes font de l’acquisition de la connaissance de la vie bonne et de la bonne société leur but explicite, la philosophie politique vient à l’existence». Léo Strauss souligne aussi que «la philosophie politique est la branche de la philosophie qui est la plus proche de la vie politique, de la vie non philosophique, de la vie humaine». J’ajoute alors - par anticipation dans l’enchainement de vos questions - qu’elle est, de ce dernier point de vue, la plus bibliquement et talmudiquement compatible ; peut-être affine, et surement pas antinomique…
La philosophie politique campe auprès du vécu humain, loin des idéophilies ordinaires de la philosophie classique et ses tentatives moquées par Heine, de boucher « en robe de chambre en guenilles », les «trous de l’édifice du monde». Mais la philosophie politique est encore : «clinique», en ce qu’elle se place au «chevet» de la condition humaine, de ses possibles et de ses impasses, de ses égarements et de ses capacités d’élévation. C’est ainsi que pour ma part, elle ne peut être coupée de l’histoire, ni de l’anthropologie. Et dans mon cas, de l’anthropologie freudienne, qui a constitué un déplacement fondamental des paradigmes de la compréhension de l’homme. Cette dernière opérant un remaniement peut-être aussi fondateur que ce que l’œuvre d’Aristote a pu l’être jusque-là comme socle épistémologique de la pensée occidentale. Si on veut, la philosophie politique dans laquelle je sillonne, pourrait être dite « philosophie clinique ».
Par ailleurs, à prendre au sérieux les questions séminales de la philosophie politique, il est flagrant qu’à la réalité des épouvantes du XXème siècle, des Totalitarismes destructeurs qui s’y sont déployés, qui ont démoli l’homme - jusqu’à l’idée même d’homme, comme le soulignait Primo Levi -, et qui trouvent leur rebonds et regains contemporains, ces questions doivent être remises sur l’établi de travail. Il convient de prendre acte, dans l’esprit des Lumières mais en correction des illusions de celles-ci, que le progrès de l’humain dans l’homme et le progrès des sciences et techniques ne marchent pas d’un même pas. Il faut observer que l’homme moderne erre en état de «carence éthique», comme on dit «carence alimentaire» ou «carence affective». Comme une troisième grande carence qui empêche l’être humain d’accéder à sa pleine humanité. Il est pertinent de déduire que le principal conflit des civilisations, ne se passe pas entre les différentes régions civilisationnelles, mais à l’intérieur de chacune d’entre elles. Entre civilisation de vie et civilisation de mort. Entre éthique de vie et jouissance de mort.
Tout mon travail bricole dans l’exploration de ce qui se trame au sein de la vie humaine, dans chaque recoin, de ce combat entre pulsion de vie et pulsion de destruction, entre ces deux «puissances célestes», «Éros» et «Thanatos», comme les nommait Freud. D’en faire la «clinique» au sens de la philosophie politique. Et d’en déduire l’éthique nécessaire. L’Éthique étant ce par où l’autoconservation de l’espèce humaine pourrait trouver sa chance et sa possibilité. Une éthique qui serait dite de «Désillusion» et de Responsabilité, arrimée à l’évidence que les jouissances de mort, de destructivité, suivront la Civilisation où qu’elle aille, toujours. Il s’agit de ce que Freud met sous le nom de Kulturarbeit, de « Travail de Culture ». Pour faire que le «plus jamais ça», ne soit pas un slogan pieux, ou une auto célébration collective aussi fade que dérisoire. Évidemment, ça convoque quelques remises en perspectives…
Et ce qu’est l’institut européen Emmanuel Levinas ?
En ce qui concerne l’Institut européen Emmanuel Levinas dont j’ai eu la chance que le Président de l’AIU, Marc Eisenberg, me confie la charge de construire les programmes d’enseignements, c’est à la fois tout à fait distinct et en même temps intimement corrélé à ce qui vient d’être dit. Les missions de l’IEEL résident dans des activités universitaires - dans le cadre de partenariats avec des Universités en France et hors de France -, dans des activités de formations centrées sur la «Connaissance du Monde juif», pour des publics divers, des milieux professionnels variés, notamment ceux liés à l’éducation ; ainsi que des participations et contributions à des rencontres sur les questions et enjeux contemporains de la «Cité commune» et les réflexions qu’ils appellent, sous forme de conférences, cycles, colloques, symposium.
Il a semblé que définir l’ensemble de ces activités, sous l’appellation générique d’Humanités bibliques et juives, en vis-à-vis de celles classiques de l’Europe : les «Humanités gréco-latines», était la façon la plus appropriée d’indiquer le sens de ce à quoi pouvait judicieusement œuvrer l’IEEL.
«Humanités bibliques et juives» est un syntagme qui s’inscrit au carrefour de plusieurs champs sémantiques et épistémologiques.
Sous ce nom d’«Humanités bibliques et juives» se trouve évoqué l’ensemble des disciplines réunies pour une conception de l’éducation fondée sur la conviction que l’homme a besoin pour se construire et s’armer pour l’existence de la fréquentation des grands textes et œuvres patrimoniaux, et de l’apport en canevas des disciplines académiques princeps des humanités : Philosophie (incluant l’éthique et la psychanalyse ), Herméneutique des textes fondateurs, Histoire, Littérature, Poésie, Langues et philologie, et Arts. En prolongement de ce qui se désignait autrefois par l’expression «faire ses humanités». Chemin pour l’épanouissement de l’intelligence et de la personnalité, comme pouvait le rappeler Michel Zink à l’Académie des Sciences morales et politiques.
«Humanités bibliques et juives» s’entend également en démarquage de ce qui fut le credo de la bataille des Lumières contre l’emprise ecclésiastique, un réalignement unilatéral sur l’Hellénisme. «Notre Histoire commence avec les Grecs» posait en axiome Ernest Lavisse, bâtisseur de l’enseignement de l’Histoire en France. Ce qui était quand même un peu fort, si l’on songe comment la Bible, ses récits et ses scènes, sont pour les Arts picturaux, sculpturaux, musicaux, littéraires, poétiques, européens (et par suite Nord-Américains) de vastes répertoires d’images et de métaphores. Leur «Grand Code», selon l’expression du poète William Blake.
Et si on garde en mémoire que c’est dans le motif graphique de la représentation des Tables de la Loi mosaïque que furent inscrites les Déclarations des Droits de l’Homme et du Citoyen. Nous en avons une belle illustration au Musée Carnavalet à Paris, due au peintre et illustrateur Jean Jacques François Le Barbier.
Mais, encore, si on fait attention à la scène originelle si précieuse aux Founding Fathers, les «Pères Fondateurs» des États Unis d’Amérique, en 1776, chers à Hannah Arendt. Cette scène originelle, c’est celle de l’épopée mosaïque de l’Exode, de la Sortie d’Égypte, comme scène originelle des «Pastorales» du politique, en métaphore politique de la Délivrance de la Tyrannie et de la Servitude. Dont le second moment inséparable, insécable comme s’y attache le judaïsme, est la réception de la Loi, en tentative garante d’humanisation pour une terre et un temps « universel », où les hommes puissent vivre leur dignité d’hommes (ainsi résumé admirablement par Michaël Walzer dans De l’Exode à la Liberté).
Enfin, avec cette appellation d’«Humanités bibliques et juives» s’indique la tentative de corriger le biais parfois asséchant et réducteur qu’on trouve quelques fois dans la Wissenschaft des Judemtums (La Science du judaïsme). Si cette dernière intégra les critères scientifiques de la vérification des sources, de l’exploitation des archives, des marqueurs fondés sur la Raison, amplifiant la connaissance du monde juif, simultanément, dans une dynamique de facture hégélienne, elle a pu réduire cette connaissance à une «tendance grotesque à l’impassibilité archéologique» dénoncée par Jacob Gordin, pour laquelle Gershom Scholem de son côté donnait un diagnostic d’«atmosphère tombale». «Humanités bibliques et juives» exprime intrinsèquement que le judaïsme n’est pas un astre mort. Pas uniquement un objet d’études, mais encore une ressource épistémologique – par exemple, l’importance du langage et de ses enjeux que le judaïsme place en noyau incandescent de sa cosmogonie, et de son anthropologie implicite -, et une source spirituelle. Car si la question du rôle crucial du langage n’est évidemment pas une exclusivité juive, il y a une prévalence dans le judaïsme à cette interrogation, et aux vigilances qu’elle appelle. Du Maharal de Prague à Walter Benjamin, de la Kabbale à Franz Mauthner et Franz Rosenzweig, Edward Sapir, Lev Vygotski, Victor Klemperer, et bien sûr : Sigmund Freud.
Au final, il s’agit, dans le sillon tracé par Shmuel Noah Eisenstadt dans son essai sur le Retour des Juifs dans l’Histoire, de planter comme une Civilisation la perception du judaïsme. Une civilisation, et le judaïsme en qualité de civilisation, se constitue d’un montage psycho cognitif et éthique de longue durée. Aby Warburg, Ervin Panofsky, entre autres, nous en ont fourni des éléments complémentaires épistémologiques, pour en étayer la construction. C’est peut-être ce qui pouvait par exemple faire dire à Wladimir Granoff que la psychanalyse constituait en date « le dernier éclat jeté par le Monothéisme ». Seule une approche civilisationnelle complexe permet de comprendre à la fois la durabilité et les discontinuités de l’Existence juive, en reprenant une formule de Léo Beck.
Pour revenir à vos travaux, vous avez établi la consistance du concept de «destructivité», en prolongement des apports de la sociologie phénoménologique et de la sociologie compréhensive (Max Weber). De quoi s’agit-il et en quoi cette notion de «destructivité» se révèle être un concept précieux pour l’interprétation du nazisme ?
J’avais en effet, au CNRS, en démarquage de l’expression wébérienne «l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme», posé en intitulé de mon champ d’études la formule d’«éthique démocratique et l’esprit du crime». Il s’agissait bien sûr - en clin d’œil - d’une salutation admirative à une grande œuvre d’un grand auteur. Toutefois il ne s’agissait pas d’une substitution terme à terme. C’aurait été un contre-sens sur ce que Weber voulait conjoindre dans ce titre. Dans le cas de l’«éthique démocratique», celle-ci ne peut se comprendre qu’en antonyme de l’ «esprit du crime». Il s’agissait de faire indice à qui voulait comprendre que c’était du côté des mentalités dans les deux acceptions des historiens Lucien Febvre et Marc Bloch – plutôt psychologique pour le premier, socio-anthropologique pour le second - qu’il fallait porter son attention sur les crises civilisationnelles de l’époque moderne et contemporaine. Sur l’« atmosphère mentale » d’une époque, et ses «rois clandestins» comme pouvait dire Georg Simmel, plutôt que sur les supposés surdéterminants socio-économiques que le libéralisme et le marxisme ont en partage mythique et en connivence réductionniste. Par ailleurs, j’avais été saisi qu’Hannah Arendt avait pu penser qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le problème du Mal serait «le problème fondamental de la vie intellectuelle de l’après-guerre en Europe», de même que la Mort était devenue le problème fondamental après la Première Guerre mondiale. L’esquive et l’indolence de pensée d’après-guerre ne l’avaient pas confirmée. Et elle-même s’est pour une part fourvoyée lors du procès d’Eichmann. On peut quand même lui accorder que sa leçon aurait été différente si les contingences historiques avaient fait qu’elle suive le procès d’un des autres membres du gang criminel emblématique du nazisme. Chacun de ces criminels incarnant d’autres aspects du nazisme, tous arrimés sur l’axe des morbidités qu’ils pouvaient receler. Goebbels, Himmler, Goering, Heydrich, Bormann, Mengele, etc…
En tout cas, Hannah Arendt pointait un manquement. Le «Mal» est en effet le grand absent des interrogations du mouvement des Lumières. Il suffit de se reporter à la violence indignée avec laquelle Goethe ou Schiller réagissent contre Kant, lorsqu’il pose la possibilité d’un Mal Radical, dans la Religion dans les limites de la simple raison. Au résultat, l’autosatisfaction des démocraties et la suffisance de ses gouvernants n’ont pas été capables d’anticiper, en amont, l’hypothèse d’un tel mauvais coup de l’homme fait à l’Homme, qui avait le nom contingent du nazisme. Ni ensuite, ses élites intellectuelles – à quelques exceptions notables près, comme par exemple les Maîtres de l’École de Francfort - capables de sonder la Shoah autrement que comme un « intermède » catastrophique de la marche de la modernité vers son apogée. Ou bien comme une « régression » conjoncturelle. Ou encore comme une « embardée » de l’histoire redressable par quelques corrections dans l’après coup.
C’est là, sans doute le résultat d’un défaut inscrit dans l’humanisme occidental, celui de la difficulté à penser et à identifier le Mal. Les Lumières ont mis le signifiant du Mal, au registre de la superstition, d’une pensée archaïque, ou d’une intrigue cléricale navigant sur un océan de culpabilisation. Alors que le travail de la Raison appelait une autre direction, celle qui consistait à faire passer le problème du Mal depuis la métaphysique vers l’anthropologie. Seul, à mon sens, Freud a eu le cran de s’y coltiner de la plus tranchante manière de lucidité, notamment dans Malaise dans la Culture, mais encore dans d’autres écrits tels sa Nouvelle suite de Leçons, ou son Pourquoi la Guerre ? en discussion avec Einstein. À l’occasion desquels, il s’en prend à l’aveuglement de la morale normative qui accompagne la modernité sur la réalité incurable de l’agressivité humaine : «il est vrai que ceux qui préfèrent les contes de fée, font la sourde oreille quand on leur parle de la tendance native de l’homme à la méchanceté à l’agression, à la destruction et donc aussi à la cruauté». Il poursuit : «L’accueillir dans la constitution humaine parait sacrilège ; cela contredit trop de présuppositions religieuses et de conventions sociales. Non, il faut que l’être humain soit, par nature bon, ou du moins d’un bon naturel». «Une - je le cite encore - des plus méchantes illusions dont les hommes attendent un embellissement de la vie ; alors qu’elles n’apportent en réalité que dommage». Ce à quoi, il ajoutera : «même là où elle (la pulsion de mort) survient sans visée sexuelle, y compris dans la rage de destruction la plus aveugle, on ne peut méconnaitre que sa satisfaction est connectée à une jouissance narcissique extraordinairement élevée, du fait qu’elle fait voir au Moi ses anciens souhaits de toute puissance accomplis».
Freud nous donne ici une indication précieuse sur ce que serait le Mal, sur ce qui pourrait procéder de cette appellation, sous le regard de son anthropologie. Le pattern dynamique du Mal se trouve dans l’intrication de la pulsion de destruction, en tant que déflexion vers l’extérieure de la pulsion de mort, et du narcissisme. Les arborescences ultérieures de ses figures individuelles et les variables polymorphes historico régionales de ses manifestations collectives se déclinent toutes de là. De l’incandescence obscure et furieuse de ce pattern séminal. Quand les tréfonds de barbarie pulsionnelle s’aboutent au Moi idéal. Si la nuit nazie, son déchaînement pervers et ses précipités de destruction thanatophiles (NDLR: la nécrophilie également nommée thanatophilie est une attirance sexuelle pour les cadavres), resteront impénétrables parce qu’impensables - son opacité est un effet même de sa dynamique mortifère - on peut, par-delà l’intuition, apprendre à en discerner les prémisses, relever les préambules. Repérer les invariants de signaux de destructivité en frayage.
Avec ce bagage d’épistémologie clinique, il est déjà devenu possible d’identifier que tout était déjà dit et écrit, en Europe au XIXème siècle, n’attendant plus qu’une contingence historique complexe pour s’accomplir en déferlante de destruction. Le nazisme a fait son nid, dans des sémantiques morbides et mortifères, construites, maillées, établies, en frayages continus et rebondissants, au cours du XIXème siècle. C’est ce que veut dire, il me semble, Karl Jaspers, lorsqu’il énonce dans La Culpabilité allemande que «c’est en Allemagne que se produisit l’explosion de tout ce qui était en train de se développer dans tout le monde occidental sous la forme d’une crise de l’esprit et de la foi». Nous sommes là dans une autre échelle que celle du débat des historiens empreint de positivisme entre «intentionnalistes» et «fonctionnalistes».
Le concept de « destructivité » vous permet de relever, d’articuler et de penser les ressemblances et les dissemblances entre les conditions de possibilité et les modalités pratiques de la Shoah et du génocide des Tutsis et des Hutus modérés, au Rwanda en 1994. Et dans un précédent essai, « Somnambules et Terminators. Sur une crise civilisationnelle contemporaine » (Le Bord de l’eau, « Altérité critique poch’», 102 p), vous rappelez un point crucial de la crise que traverse notre époque face au terrorisme de Daech : nous perdons régulièrement de vue la permanence de la jouissance de destruction. Malgré l’ampleur des massacres du XXe siècle, il est manifeste que nous n’avons pas entendu réellement la leçon…
Dans l’ouvrage que vous citez, j’ai proposé d’envisager le terrorisme de Daech comme l’amorce qui prend ses marques d’une Troisième Vague. L’extermination de masse nazie (après les génocides des hereros, des arméniens, l’installation des paradigmes de la « Guerre Totale » durant la Première Guerre mondiale) ainsi que les massacres de masse commis par les régimes staliniens (URSS, Chine, Cambodge) constitua un premier moment pour l’infiltration et l’inscription dans les paramètres et instruments de la modernité d’une destructivité qui les capture. L’extermination au Rwanda en a constitué un second moment, franchissant de nouveaux seuils. En tremplin de ce qui suivrait. Tous ceux qui n’ont pas esquivé ce dont faisait signe cette fois le génocide perpétré contre les Tutsis et les Hutus rétifs à leur enrôlement meurtrier, ont pu noter qu’il ne s’agissant pas d’une réplique, comme on le dit d’un tremblement de terre, de l’évènement nazi. Une imitation locale, agricole et pré moderne du meurtre de masse industriel européen. Mais bien d’un pas de plus franchi. Déjà dans sa manière de génocide « participatif » auquel donnèrent leur concours actif en office meurtrier l’ensemble de la population dans toutes ses composantes. Pas seulement les hommes mais aussi bien des femmes et des enfants aspirés dans les séductions et corruptions du vortex de l’hubris génocidaire. Avec de surcroît une grande nouveauté : le rôle crucial de la radio dans l’organisation, dans la mise en tension permanente du génocide. Un génocide broadcasting. Sous ses apparences «archaïques», «agraires», le modus operandi du génocide au Rwanda fut concordant à l’esprit de la modernité post industriel d’aujourd’hui. Il ne dérogeait pas, avec quelques années d’avance même, à la «communication d’influence et aux opinions virale de l’ère des e-fluentials et du maillage serré contemporain des masses par la prolifération exponentielle des technologies médiatique».
Sous le nom de djihadisme ou daechisme, pourrait bien se présenter un troisième moment de la destructivité. Soit une Troisième vague. Le nazisme avait fait son nid dans les nouages sémantiques scientistes et l’affermage des dispositifs techniques et bureaucratiques à ses fins criminelles. Le Hutu Power avait fait de la radio «conversationnelle», interactive, participative, musical de qualité, appuyée sur la distribution à une grande échelle de petits récepteurs radios par centaines de milliers son état-major génocidaire.
L’État islamique lui a jeté ses filets en réseau internet et ramassé dans ses mailles kaléidoscopiques tous ceux qui dans leur diversité peuvent être appâtés, publie des revues en nombreuses langues qui ne cèdent en rien aux standards stylistiques des magazines occidentaux et ses responsables médias sont honorés comme des émirs, et ont formé une classe privilégiée dans l’État islamique. Le djihadisme a innové dans le registre des mutations de notre époque, et l’État islamique a fait son nid dans la scopigraphie et la cinématurgie du XXème siècle dont il intègre les codes narratifs et procédés rhétoriques des «blockbusters» hollywoodiens. Il a pris note du tournant iconique de notre époque. Il a assimilé, à côté des «actes de langage» comme moyen d’agir sur quiconque par des mots, l’établissement occidental d’«actes d’images», non moins performatifs. Ainsi de ces cassettes snuff movies, meurtres et supplices filmés en direct, diffusés sous le manteau ou par les réseaux sociaux. Un troisième temps itératif donc, qui s’est pré-positionné, a pris ses marques mortifères, et dont l’actuel rétrécissement territorial au Moyen Orient n’indique pas une obsolescence commencée, mais un déplacement conjoncturel vers d’autres contrées de la planète, et une probable mutation en cours qui s’affûte, attend sa nouvelle heure, se fourbit en recrues pour nouvelles centuries, avant de se révéler, hora incerta... Quand il s’agit d’itération, l’Histoire ne se répète pas en «farce», mais en «pire»… Les similitudes entre ces trois moments ne sont pas des décalques. Il serait erroné de guetter des analogies visibles entre elles, mais il n’est pas vain d’en saisir la dynamique de leurs homologies profondes. Plus profondément que des transmissions «imitatives», on peut maintenant repérer d’homologues patterns destructeurs derrière les habillages de circonstance de régions civilisationnelles, de spécificités et grammaires d’époque et de leurs disponibilités instrumentales et technologiques.
De ces patterns destructeurs reconduits on peut retenir quelques traits constants en standard operating procedure. Permanence d’une discursivité massifiante chaque fois reconduite aux accents et inflexions paranoïaques qui distille, en accéléré internet des scénarios persécutifs et complotistes épidémiques appelant par avance des violences paranoïdes réactives. Fabrique d’insensibilité et d’indifférence par la déshumanisation langagière préalable des victimes ciblées. Usage de la violence extrême à double visée : intimidante pour ceux pris déjà dans le viseur, séduisante pour d’autres abordés en ressources potentielles inépuisables de «matériel humain» pour actes criminels. Poussée vers les violences les plus extrêmes et les déflagrations les plus dévastatrices qui portent en elles la multiplication réticulaire du détournement en «vecteurs» des objets et matériels du paysage ordinaire à fins de destruction : gaz insecticides, transports ferroviaires aux temps nazis ; machettes multifonctions du quotidien agricole, radios portatives à l’époque du Hutu Power, véhicules de toutes fonctions et gabarits, avions de lignes, etc aujourd’hui et susceptibles demain de dissimulation d’armes de types NRBC (nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques). Leur intrication est une constante. On notera simultanément la récurrence antijuive observable dans chacune des vagues évoquées. L’antisémitisme flagrant ou l’antijudaïsme subreptice est dans la modernité une constante repositionnée en accompagnement des frayages de la destructivité. Chez les nazis, au Rwanda où les Tutsis étaient rapportés par fabulation à une origine sémitique à entendre «juive», dans le djihadisme aujourd’hui… Cette permanence indique qu’au-delà des spécificités et variables de situation «historiques», le nom de Juif prend une place qui, malgré toutes les études fécondes produites sur l’antisémitisme, n’a pas encore été élucidée. Ce qui semble patent c’est qu’il est instrumentalisé comme le portail facilitant par lequel la brutalité et la haine barbare, passent pour se diffuser et se répandre dans le sociétal.
Vous venez de publier « Leçons de la Shoah » aux prestigieuses éditions Canopé (114 p.). Le parti pris de votre ouvrage, particulièrement dense et documenté, conçu à l’intersection des disciplines de la philosophique politique et d’une anthropologie non lénifiante avec les travaux des historiens, se propose d’aller au-delà de ce qu’on nomme «devoir de mémoire». «Enseigner l’histoire de la Shoah, restitué l’intégralité de ses faits contre les falsificateurs, les négationnistes, c’est faire œuvre éducative autant que civique» dites-vous. Vous poursuivez : «Mais ce que nous enseigne son effectivité, avec l’ensemble de tous les éléments et circonstances qui l’ont permise, devrait mobiliser notre attention et la mettre en alerte». Cette mise en alerte, les «leçons» qui s’imposent, quelles sont-elles ? Vous semblez en conclure que quelque chose se perpétue, se prolonge, depuis. Vous citez Paul Celan : «La nuit s’est ouverte et elle est restée déclose». Comme si une crise de civilisation commencée il y a longtemps, dont la Shoah a été la manifestation la plus effroyable, perdurait.
Les Lumières dans leurs variétés régionales, française, allemande, écossaise, etc. Ont posé quelques philosophèmes : «autonomie», «émancipation», «raison», «progrès». Pour le XIXème siècle «éclairé», ils initient et contribuent à l’installation des notions d’individu et de sujet, nouveaux référents éthiques et politiques concourant à l’établissement d’une modernité démocratique. De la fin du XVIIIème siècle au début du XXème, entre l’événement de la Révolution française de 1789, et le déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914, l’idéal progressiste démocrate ou républicain fait du savoir et de la technique les vecteurs du progrès social et un allié de l’émancipation citoyenne et démocratique. Il a porte dans une démarche précaire, claudicante, mais continue, l’installation des syntagmes de «libertés publiques» - syndicats, presse, éditions, associations -, de l’ «instruction publique» - école publique obligatoire voire gratuite -, de la «santé publique», de la «réglementation du travail» à commencer par la limitation voire l’abolition du travail des enfants, des «droits de la guerre» - par exemple : interdiction du largage d’explosifs par ballons, de l’emploi de projectiles répandant des gaz asphyxiants, sauvegarde des populations et des belligérants sous le principe du droit des gens -, de l’ «émancipation des nationalités» et la protection des minorités nationales, incluant l’émancipation des populations juives. Dans le même temps, sans que nul n’y prenne garde, prenne souche des conceptions et des pratiques chosifiantes.
Dès la seconde moitié du XIXème siècle à travers l’Europe simultanément apparaissent, se maillent en prise rapide, de nouveaux mots dans une continuité sémantique mortifère. Dans l’interaction d’un scientisme idéologique - rayonnant dans l’éclat de la supériorité de la science et de la technique qui prend la place des ressources normatives religieuse antérieures - avec un éventail d’idéologies politiques du ressentiment et de la haine, tout un lexique imbibé d’exclusion, d’éradication et d’anéantissement apparaît, se constitue, et s’entrelace : «racisme», «dégénérescence», «euthanasie», «eugénisme», «extermination», «antisémitisme», entre autres. Ce lexique qui arrime ses lexiques scientistes avec un antijudaïsme reconduit et reformaté en antisémitisme, s’agrège à la langue commune. La science est réquisitionnée contre le christianisme, le paganisme contre le judaïsme. Du côté des pouvoir constitués et leurs politiques coloniales, ce vocabulaire trouve son pendant sur l’axe de la haine et de la chosification dans l’initiation de pratiques émergentes de domination et d’enfermement des populations en masse. Ce sera les «camps de concentration au Transvaal durant la guerre des Boers, le premier décret d’extermination contre les Hereros en Namibie sous domination allemande. En une vingtaine d’années, s’est esquissé un autre paysage «culturel» à travers l’Europe, fait de brutalisation croissante et d’un motif de langage fortement chargé en morbidité : cruauté, sadisme, perversité, apathie. Tout un champ sémantique inédit se bâti au sein de discursivités scientifiques affecté de sauvagerie. Une constellation obscure a prononcé la négation des promesses des Lumières, dans leur ombre. Une quarantaine d’années avant la prise du pouvoir par ceux qui y puiseront des éléments pour leur fatras idéologique afin d’habiller leur gangstérisme mental fondamental.
Et si Hitler est le charismatique chorégraphe des foules galvanisées, l’éructant bateleur d’estrade du nazisme, Himmler est son sociographe. Il écrit dans les faits le Zivilisationsbruch, la rupture de civilisation dont le nazisme procède et qu’il veut accomplir. Ce n’est pas par facilités administratives, que la Shoah, le Programme T4 (euthanasie des handicapés), le Lebensborn (l’eugénisme), et l’Ahnenerbe (les «recherches» ethnographiques «aryennes») relèvent tous de la S.S. sous la direction d’Himmler et de son armée de médecins, ils sont dynamiquement liés en continuum. Hannah Arendt finement observait que l’antisémitisme n’était pas le seul produit d’un nationalisme extrême mais fonctionnait comme une «internationale», en ce qu’il assurait au IIIème Reich complaisances par-delà les frontières et complicités dans les territoires conquis. Mais il était plus que cela encore. Avec lui, sur les populations juives comme cibles, s’enchainaient plusieurs fonctions. Celle de placer la haine meurtrière comme dynamique collective, et d’en disposer comme un ciment sociétal. Celle de faire passer la «science de l’élevage» la zootechnie, son déroulé de vocables chosifiants : «animal machine», «matériel vivant», «machine vivante», et ses procédures de bonifications : non plus «croiser» les lignées, pour améliorer les bêtes par hybridation, mais de procéder par «sélection» à l’intérieur d’une lignée en visée d’un animal «parfait», en «anthropotechnie» avec ses propres vocables chosifiants : «vies indignes d’être vécues», «déchets», «matériel humain», «animaux à forme humaine», «peuple dégénéré». Ici l’antisémitisme étouffait les objections morales au traitement d’humain par l’anthropotechnie, et permettait un passage à l’acte expérimental ouvrant la voie vers une anthropotechnie généralisée. Celle donc de démanteler les opérateurs civilisationnels du monothéisme.
Cet antisémitisme, n’est pas la reconduction réaménagée de l’antijudaïsme chrétien. Il fructifie sur celui-ci assurément, après des siècles d’imprégnation dans les populations européennes, mais il est d’abord reconnexion avec l’antijudaïsme païen, pré chrétien. Celui d’auteurs grecs ou latins, y compris des grands classiques des «humanités gréco latines», tels Tacite, Sénèque, Juvénal. Là où s’est fabriquée toute la mythologie antijuive, là où s’est établi le pattern de tous les stéréotypes antijuifs ultérieurs, là où se sont forgées les figures, les formules et les expressions toutes faites de la haine anti juive. On n’a peut-être pas assez fait attention au réalignement axial sur le paganisme culturel, au regain païen d’un hellénisme de pacotille au cours du XIXème siècle. Au ré-encodage païen, à l’ombre du Progrès. Il est pourtant flagrant dans la physiognomonie de Johann Karl Lavater qui pose en stéréotype du beau comme visage de la vertu, le profil grec. Dans la caricature antisémite de gauche comme de droite qui va chercher chez les satyres et les silènes, démons de la mythologie grecque de Lydie et de Phrygie les traits de physique de l’infâme. Dans le socialisme anticlérical pré marxiste qui à travers le Juif, vise les fondements monothéistes du christianisme et pour la cause se revendique d’un polythéisme païen, en manière de posture. Dans l’eugénisme et l’euthanasie et génériquement la sociologie organiciste (NDLR: l’organicisme est une orientation philosophique qui affirme que la réalité est mieux comprise comme un tout organique) qui trouvent leur lettre à Sparte. Dans l’Olympisme de Pierre de Coubertin dont on oublie qu’il eut bien des faiblesses pour Hitler. Etc. Jusqu’aux statuaires d’Arno Breker, aux odes d’Heidegger aux discours d’Hitler, élevés par l’énamouré, au rang de l’éloquence des anciens grecs tels que réunis par Thucydide dans son Histoire du Péloponnèse… Et l’outrage, en valorisation dans l’idéal viril grec du guerrier hellène, fait aux cadavres réduits à n’être plus l’aspect visible d’une personne, mais une glaise inerte sans sépulture, rayé de l’univers des vivants en les effaçant de la mémoire dressée en stèle. Comme sut nous le pointer Jean Pierre Vernant, en écho aux rémanences qu’on sait… Le Zivilisationsbruch nazi était déjà écrit et dit dans les réaménagements sémantiques, les déplacements narratifs, les redéploiements lexicaux du XIXème siècle, un maillage qui n’attendait plus qu’une contingence historique pour son accomplissement mortifère. Il en est, accompagné d’une résurgence païenne anti monothéiste affine, l’hubris. «La mort et la vie sont au pouvoir de la langue» !... (Mischlé 18-21). Voilà un enseignement en forme de sentence qui a été bien trop longtemps négligé, toisé…
«Auschwitz a transformé les conditions de permanence des relations entre êtres humains» alertait Jurgen Habermas. Le nazisme a ouvert la possibilité d’un monde mortifère sans limites, où l’éthique de l’interdit fait défaut à la structuration du lien social et ne fait plus obstacle à la violence chosifiante. Présentés dans les versions contractuelles de l’offre de marché démocratique, les brouillons totalitaires du Lebensborn et du Château de Hartheim hantent dorénavant à leur insu la procréation sélective et la médecine prédictive. Et que dire du clonage annoncé ? Que dire encore des projets virtuels de recyclage des défunts en engrais… après «aquamation (2)» funéraire par hydrolyse alcaline, comme nouvelle manière d’inhumation bien évidemment vendue «écologique» en bouclier argumentatif, et votée dans 14 états des USA pour une mise en place dès 2020 ?... Il m’arrive de dire qu’au virage actuel sur le stade terrestre de la course de fond de l’homme vers sa possible humanité, c’est Thanatos qui court devant, retenu aux basques par un Éros trébuchant…
Dans une toute autre direction de vos réflexions, vous vous intéressez particulièrement à l’humour. L’humour juif spécifiquement et l’humour en général, sur lesquels vous avez publié plusieurs livres ? Pourquoi l’humour ?
Travailler sur la destruction «blesse et souille» commentait Benno Muller-Hill dans son étude Science nazie science de mort. Savait-il dire si bien ? Donc on pourrait dire que s’immerger dans l’humour tiendrait déjà de la purification du Miqveh !... Ou d’un coup d’aspiration d’un grand bol d’air à la fraîcheur thérapeutique… Pourquoi pas.
Mais plus sérieusement, il s’agit d’une part d’une attention réparatrice qui vise à corriger les clichés, contresens, et maltraitances, répandus sur l’Humour juif : «Politesse du désespoir», «haine de soi», «masochisme». Ces interprétations fonctionnant comme des prêt-à-penser répétés à satiété, en standards convenus n’ont qu’un seul effet : assigner les Juifs, jusque dans leur humour à une posture mortifiée et souffreteuse. Un contre sens inouï. Parfois alimenté par de mauvaises compilations qui agrègent sans réflexion au corpus des histoires de l’humour juif vrai, des blagues sur les Juifs, dont les railleries brutales, indigentes, et vulgaires, et médiocres gimmicks signent leur caractère antisémite. L’humour juif, son autodérision, à l’inverse de ces clichés est profondément du côté de la vie. À sa façon d’évoquer les grandes contingences humaines : la femme, les enfants, la parnassa, le gagne-pain, la santé et la mort, les oppressions et les leurres politiques ; à sa manière de prendre acte de la discordance entre les idéaux proclamés et la réalité observée ; d’enregistrer par lucide constat que la Providence semble à l’aune de la réalité des choses vécues peu «pourvoir», encore moins «prévoir» ; de conclure un monde «cassé» dès l’origine , l’humour juif ne constitue qu’un fragment périphérique, séculier et profane de la pensée juive, et en même temps la contient toute entière. Il œuvre encore par familiarité dynamique dans les niveaux de l’interprétation du texte juif, circulant entre Pshat, Remèze, Drash, et Sod. Une démonstration de ce qu’Eisenstadt cherchait à consigner sous le nom de «cadre civilisationnel».
D’autre part, il s’agit d’une lutte contre l’effondrement contemporain de l’appellation d’Humour devenue par l’anomie lexicale propre à la jactance mass médiatique de notre temps, le fourretout où s’indistinguent toutes les formes de rire : l’humour authentique confondu avec la dérision, la raillerie, le persiflage, l’ironie, le sarcasme. Dans ce mésemploi, c’est un long travail de culture qui est saccagé. Il a fallu des siècles pour qu’émerge la notion d’humour en distinction des autres formes de rire. Comme un rire civilisé. Ce sont les britanniques qui en ont bâti le profil, par glissements sémantiques successifs. Shaftesbury donna toute sa consistance civilisationnelle au mot quand il suggéra que l’association du Wit, du mot d’esprit, parfois très acéré, et tranchant, et d’un rire bienveillant, était la meilleure arme contre le fanatisme, parce que ça donnait de la « liberté intérieure ». Comment dire mieux ?
La démarche de l’Humour vrai est profondément éthique. L’Humour est un indicateur de route civilisationnel. Contre la brute au rire mauvais, amateur de la raillerie et du sarcasme dont Victor Hugo dit qu’il est un bourreau tout prêt au milieu de la foule qui ne résiste pas à faire du mal joyeusement. Contre l’idéaliste qui voudrait boucher les trous du monde pour un monde sans lacunes et cohérent. L’humoriste vrai n’est pas un simple rieur se moquant du monde. C’est même précisément le contraire. Erwin Panofsky notait que «grâce à la conscience qui le maintien à distance à la fois du monde et de lui-même, l’humoriste est capable en même temps de considérer les défauts objectifs de l’existence et de la nature humaine, c’est-à-dire le hiatus qu’il y a entre la réalité et les postulats éthiques et esthétiques, et de dépasser subjectivement ce hiatus, dans la mesure où il comprend qu’il est le résultat d’une imperfection universelle, voire métaphysique, inscrite dans l’organisation de l’univers». Vladimir Jankélévitch notait dans la même direction que «l’humour est infiniment disponible à ne pas prendre au sérieux mais non point du tout à ne rien prendre au sérieux». Le scepticisme de l’humour ne porte pas sur les valeurs en soi. Il n’est pas un «relativisme», ni une théorie queer. Ce scepticisme se pose contre les impostures de l’être et les divers fanatismes dont elles se font toujours les véhicules. Il ne se pose pas contre la question générique de la vérité, depuis laquelle toujours au contraire il se prononce. Au chevet éthique de l’homme, l’humour, avec ses figures bigarrées, travaille en philosophe à la métabolisation de l’Hilflosigkeit en Menschlichk
Dans le mouvement qu’il accompagne du passage de l’un à l’autre, le bénéfice narcissique de l’humour n’est plus celui unifiant de la haine, mais celui élevant de la vérité humaine. Freud observait que «le grand criminel et l’humoriste forçaient l’intérêt par le narcissisme conséquent qu’ils savent montrer en tenant à distance de leur moi tout ce qui le diminuerait». Romain Gary ne disait pas autre chose quand dans La Promesse de l’aube il désigne l’humour comme «une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qu’il lui arrive». Il est significatif que Sigmund Freud mette en parallèle le «grand criminel» et l’«humoriste». Ce n’est pas qu’il les assimile, ou les confonde, ou les réduise l’un à l’autre. Bien au contraire. Sur un même terreau originel de barbarie pulsionnelle, il en souligne implicitement et sans aucune illusion sur l’espèce humaine, le caractère fondamentalement alternatif et l’horizon différencié. Erwin Panofsky le résume assez joliment : «Le sens de l’humour qui ne se limite ni à l’esprit ni au comique, repose sur le fait qu’un homme qui prend conscience que le monde n’est pas exactement ce qu’il devrait être ne cède pas à la colère, et ne soit croit pas lui-même indemne de toutes les laideurs, de tous les vices, ou de tous les travers, petits ou grands, qu’il observe autour de lui».
Victor Klemperer dans ses relevés philologiques de la langue du IIIème Reich, rapportait que la phrase d’Hitler la plus répétée et propagée en Allemagne nazie, c’était que «les Juifs allaient cesser de rire». Une indication…
L’humour est intrinsèquement du côté de la vie – de «la vie bonne». S’il exprime une Weltschmerz, une «douleur au monde», ce n’est pas par inclination mélancolique, mais parce qu’il ne somnole pas et ne court pas derrière des expédients consolateurs. Le mal, la sottise, et la folie, il les décèle inclus dans la structure du monde. C’est dire que l’humour vrai se place par l’esprit au côté du projet même de la philosophie politique.
L’homme humoriste vrai c’est la position du «petit homme» en grandeur aristocratique. Il est un prophète vigile de «lucidité» subjectivante, et un gardien modeste contre la «destructivité». Il s’extirpe du confinement hétérophobe, il est l’opposé de l’homme «rivé» au ressentiment, il est l’incarnation de ce que pourrait être l’homme démocratique vrai. Vous voyez, en vis-à-vis de travaux sur la «destructivité», il y a bien de bonnes raisons d’accorder toute l’importance qu’il mérite à l’humour authentique. Car nous sommes encore loin du compte de l’éventuel avènement en majesté de cette humanité …
Notes :
2. L'aquamation est un néologisme désignant une pratique funéraire recourant au procédé physico-chimique d'hydrolyse alcaline mis en œuvre en phase aqueuse. La matière des corps est réduite en ses composants organiques et minéraux essentiellement solubles.