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L’information est publiée dans le Canard enchaîné du 15 septembre 2017 (page 2). Le 7 novembre, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a lancé un pavé dans la mare numérique. Sur LCI, elle a annoncé qu’elle travaillé « à renforcer notre arsenal législatif », pour convaincre les Google, Apple, Facebook, Amazon, et compagnie –les « Gafa » dans le jargon du milieu- de retirer de leurs réseaux les messages racistes et antisémites et autres appels au meurtre. Or, en droit français les Gafa ne sont considérés que comme des hébergeurs.
Qu’est-ce qu’un hébergeur ?
C’est une personne, physique ou morale, « qui assure, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services » (Article 6-1-2 de la loi de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN).
Responsabilités de l’hébergeur ?
L’article 6-I-2 dispose également que les hébergeurs « ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si elles n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible ».
Aux termes de cet article l’hébergeur doit donc, lorsqu’il est alerté d’un contenu illicite, agir promptement pour retirer ledit contenu ou en rendre l’accès impossible. Le Canard résume ainsi la situation : « Les Gafa ne peuvent donc être poursuivis qu’aux termes d’une complexité décourageante. Une situation d’autant plus absurde que les journaux, eux, sont pénalement responsables de la moindre ligne publiée. »
De fait, l’hébergeur continue de bénéficier d’un régime de responsabilité atténuée. Ce qui, d’évidence est particulièrement injuste (par rapport aux journaux) et pose problème. Comme s’il fallait se contenter du minimum syndical les concernant.
Autre réaction, cette fois sur Europe 1 (13 décembre 2017) : le secrétaire d’État chargé du numérique appelle les hébergeurs et les réseaux sociaux à faire preuve de la même promptitude dans la gestion des messages à caractère haineux que dans celles des contenus à caractère pornographique, supprimés en quelques minutes. "Quand on accueille plus de deux millions d'utilisateurs, on a une responsabilité qui n'est pas comme les autres. On devient une place ou l'écho a une forte propagation", pointe-il. Mounir Mahjoubi réclame un traitement de ces contenus aussi rapide que pour la diffusion d'images à caractère pornographique. "On leur dit : vous qui êtes capables de vous mobiliser en quelques minutes pour un téton, mobilisez-vous pour un message de haine."
Le secrétaire d'Etat cite notamment en exemple l'Allemagne, dont une loi récemment votée au Bundestag reconnait une responsabilité de la plateforme et des réseaux sociaux quant aux contenus diffusés. Si ceux-ci ne sont pas correctement et rapidement modérés, l’hébergeur risque désormais une très importante amende. En privé, les collaborateurs de la ministre de la Justice confient également qu’elle souhaite s’inspirer de la législation allemande. Adoptée cet été par le Bundestag, la loi y oblige les plateformes à supprimer, en moins d’une journée, les messages haineux.
Une mesure contraignante pour les Gafa, mais efficace lorsqu’il s’agit d’enlever des contenus haineux. En Allemagne donc, les Gafa sont placés devant une responsabilité, celle de l’efficacité.
Or, qu’apprenons-nous également en lisant Le Canard enchaîné ?
Que face à cette offensive, Google a mobilisé son lobbyiste de choc, l’ancien haut fonctionnaire Benoit Loutrel, qui a aussitôt commencé le siège de plusieurs membres de cabinets ministériels et y multiplie les déjeuners en ville. Argument de ce monsieur ? « Ce n’est pas au moment où la France parie sur le numérique qu’il lui faut adopter une législation trop contraignante. Nos investissements en dépendent aussi. » Nous voyons bien là les manigances de ces sociétés, plus préoccupées à se faire de l’argent, que d’autre chose.
La modération ne fonctionne pas
En France, L’UEJF et d’autres associations (SOS racisme, LICRA, J’Accuse…) avaient réalisé un testing, qui a montré que 4 % des signalements pour racisme et antisémitisme sont pris en compte par Twitter, 34 % par Facebook et 7 % par YouTube. Assurément, la modération est insuffisante.
Pourquoi ?
Ce n’est pas avec quelques deux ou trois cent modérateurs francophones -dont la plupart sont physiquement installés dans d’autres pays (notamment en Afrique) - que ces entreprises ont été/sont/seront en capacité de modérer avec efficacité et rapidité. Cette main d’œuvre (bon marché) travaille difficilement et les cadences sont infernales. Se pose la question de savoir comment l’on peut raisonnablement modérer un post, si le modérateur dispose de 15 ou 30 secondes pour ce faire ?
Se pose également la question de la formation. Les formateurs sont-ils suffisamment formés à la tâche ? Ont-ils une connaissance spécifique de notre Droit, par exemple ? Quelle est leur culture historique ? Quelle connaissance ont-ils de nos questions sociétales concernant les enjeux de mémoire, les actes racismes et antisémites, les clichés, préjugés et stéréotypes, la montée du populisme ?
Comment peuvent-ils comprendre une situation compliquée s’ils sont en dehors de la France ?
Par ailleurs, les entreprises américaines ont développé un concept spécieux qui semble souvent se substituer aux dispositions pénales en matière de lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Ce concept est dénommé : termes du service ou standards de la communauté. Qui fixe la règle ? Les internautes ? Non, ce sont les dites sociétés qui fixent la règle.
Les sociétés américaines ont en tête le premier amendement de la Constitution américaine. La logique est américaine. Faire bouger ces mastodontes, nés dans l’environnement juridique américain où la liberté de parole est moins encadrée, est chose compliquée.
Quelle est donc l’idéologie qui a porté le Net ?
Expliquons.
Voilà donc là, le solide reste de l’idéologie qui a porté le développement de cet outil (le Net) dans les conditions que l’on connaît.
Nous avons en effet à faire à un curieux mélange du vieux slogan libertaire « il est interdit d’interdire » et du libéral « laissez-faire ». De faits, le réseau Internet reste culturellement et idéologiquement un réseau américain. La loi qui le régit, du point de vue de la circulation de l’information est la « non-loi » inscrite dans la Constitution américaine : le principe de liberté totale de communication. Qu’on s’entende bien : nul ne reproche aux États-Unis d’être une grande démocratie.
Liberté totale des communications ?
Ce choix, en matière de « liberté totale » des communications, doit-il être celui de la planète entière ? Le réseau Internet est-il un réseau mondial américain ou un réseau potentiellement universel ? Et puis, il faut le redire et le marteler. En France, le racisme est un délit, non une opinion. Et cette différence est de taille. Du reste, la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 qui définit la diffamation, l’injure et l'incitation à la haine raciale est applicable à internet, est suffisamment explicite.
Par ailleurs, si la liberté d’expression est un droit constitutionnel dans de nombreux pays européens, les instances judiciaires de ces pays estiment que les dispositions interdisant l’incitation à la haine raciale et la diffusion du racisme constituent des restrictions raisonnables et nécessaires au droit à la liberté totale d’expression.
Par exemple, rappelons ici que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale considère que la liberté d’expression n’est pas un droit absolu mais qu’il est soumis à certaines limitations énoncées dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme (Article 29, Paragraphes 2 et 3 et Article 30) et dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Articles 19 et 20) qui convertit en règles précises de droit international, les principes énoncés dans la susdite Déclaration. Ces limitations résultent d’un juste équilibre entre les obligations découlant de l’Article 4 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et la nécessité de protéger ces libertés fondamentales.
Rappelons ici que la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale a fait l’objet le 07 mars 1966 d’une adhésion ou d’une ratification de la part de 148 Etats. Cette convention est le principal instrument juridique international visant à lutter contre la haine et la discrimination raciale.
Aux termes de l’article 4 de la Convention :
« Les Etats … s’engagent à adopter immédiatement des mesures positives destinées à éliminer : toute incitation à la discrimination, ou tous actes de discrimination (raciale), et, à cette fin, tenant dûment compte des principes formulés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et des droits expressément énoncés à l’article 5 de la présente Convention, ils s’engagent notamment :
a) A déclarer délits punissables par la loi toute diffusion d’idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale, toute incitation à la discrimination raciale, ainsi que tous actes de violence, ou provocations de tels actes, dirigés contre toute race ou tout groupe de personnes d’une autre couleur ou d’une autre origine ethnique, de même que toute assistance apportée à des activistes racistes, y compris leur financement ;
b) De déclarer illégales et à interdire les organisations ainsi que les activités de propagande organisée et tout autre type d’activité de propagande qui incitent à la discrimination raciale et qui l’encouragent et à déclarer délit punissable par la loi la participation à ces organisations ou à ces activités ;
c) A ne pas permettre aux autorités publiques ni aux institutions publiques, nationales ou locales, d’inciter à la discrimination raciale ou de l’encourager. »
Alors, que faire ?
Nous constatons que les conventions internationales sont suffisantes et claires. Il faudrait donc dupliquer/calquer/appliquer ce qui existe en Allemagne et obliger les hébergeurs à agir, réagir.
L’urgence ? C’est que les grandes plates-formes [Facebook, Twitter, YouTube, Google…] soient beaucoup plus sensibilisées qu’aujourd’hui et qu’elles traitent les signalements avec rapidité et efficacité. Bref, qu’elles agissent plus vite contre les contenus qui violent la loi, au risque de se voir condamner.
Et, ce ne serait que justice.
Marc Knobel
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