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Publié le 22 Mars 2017

#Crif - Le souvenir des attentats du 13 novembre 2015 : 5 questions à Denis Peschanski, historien

Un programme de recherche transdisciplinaire sur les attentats. 5 questions posées par Marc Knobel à Denis Peschanski, Directeur de recherche au CNRS, Responsable scientifique de l'équipe MATRICE

Question : Vous allez codiriger une étude inédite sur la genèse du souvenir des attentats du 13 novembre 2015. Comment nous souviendrons-nous des attentats, voilà une vraie question, en effet. Durant dix ans, données et témoignages vont donc être récoltés par des scientifiques. Il s’agit d’un programme de recherche transdisciplinaire qui se déroulera sur 12 ans. Pourquoi avez-vous lancé le projet 13 novembre ? Quelles sont vos intentions ?

Le point de départ est… bien antérieur au 13 novembre. Nous sommes en 2008 et je décide de lancer avec mes collègues américains un travail sur la mémoire et la mémorialisation (mise en scène publique de la mémoire). Avec un postulat qui peut sembler simple mais qui va à l’encontre de tout ce qui se fait : la mémoire collective ne peut se comprendre pleinement que si l’on prend en compte les dynamiques cérébrales de la mémoire et, à l’inverse, comme le confirme l’imagerie cérébrale, on ne peut comprendre pleinement ces dynamiques sans prendre en compte l’impact du social. La suite coule de source : s’il s’agit de travailler sur l’interaction entre mémoire individuelle et mémoire collective, il est impératif que les sciences sociales travaillent avec les sciences du vivant, en particulier les neurosciences. Ce sera d’abord un programme franco-américain puis un équipement d’excellence (MATRICE) financé dans le cadre des Investissements d’avenir. D’ailleurs la FMS est partenaire de MATRICE et nos textomètres (analyse de discours avec les outils statistiques et linguistiques) ont fait deux études passionnantes sur les mémoires des survivants de la Shoah publiés par la fondation. Avec Francis Eustache, neuropsychologue, nous avions l’habitude de travailler ensemble et nous avions cette légitimité. Arrivent les attentats du 13-Novembre, l’urgence de répondre avec nos armes, celles de la recherche et de la connaissance, la conviction qu’il y a une mission sociale, citoyenne du chercheur.

L’idée n’est pas de travailler sur l’événement, mais sur la mémoire de l’événement, une mémoire qui varie selon qu’on soit témoin direct ou indirect et qui, surtout, évolue avec le temps. C’est une question cruciale. 

Question : Comment va se dérouler cette étude ? Comment fonctionnerez-vous ? Avec qui ?

Pas moins de quatre sous-programmes sont menés en parallèle. 1000 personnes sont interviewées en audiovisuel (avec une partie écrite) quelques mois après les faits, deux ans après la première captation, cinq ans après et dix ans après. Et toujours les mêmes. Le questionnaire a été construit déjà dans une démarche transdisciplinaire par un sociologue, un historien, un psychopathologue, un neuroscientifique, ce qui permettra d’utiliser ces données pour diverses approches. Pour avoir personnellement voulu faire quelques entretiens (35 en l’occurrence), je peux vous dire qu’ils sont d’une richesse exceptionnelle. Ces 1000 personnes proviennent de 4 cercles : les personnes exposées (victimes, témoins, intervenants policiers, santé, justice, élus, famille endeuillées) ; les habitants non exposés des 10e et 11e arrondissements de Paris et de Saint-Denis ; le reste de la métropole parisienne ; trois villes de province (Caen, Metz, Montpellier). La deuxième étude relève de la recherche biomédicale. Sur ces 1000 personnes, 200, dont 120 du cercle 1 et 80 de cercle 4 (population contrôle) suivent un protocole qui permettra à la fois de mieux comprendre les troubles de stress post-traumatique (le fameux PTSD, sigle américain) et de repérer les marqueurs biologiques de la résilience. Ensuite, une enquête épidémiologique de santé publique est menée par Santé Publique France en lien avec « 13-Novembre » pour mesurer l’impact sur les victimes et témoins et pour évaluer la prise en charge. Puis une étude d’opinion menée avec le Crédoc nous permettra au moment de chaque captation de témoignages (2016, 2018, 2021 et 2026) de savoir ce qu’il en est de l’opinion et donc approcher la mémoire collective. Enfin on s’approchera de cette dernière en analysant les journaux télévisés et les réseaux sociaux.

Vous mesurez l’ambition de ce programme qui réunit 28 partenaires, est piloté scientifiquement par le CNRS et l’INSERM, administrativement par HESAM Université. Francis Eustache et moi-même assurons la responsabilité scientifique du programme.

Vous intéresserez-vous également aux victimes de l’attentat de l’Hyper cacher, en janvier 2015 ?

Les attentats de janvier 2015 sont dans les questions que nous posons. De façon générale la chaîne des attentats que la France a subis en 2015-2016 sont bien sûr dans le programme, mais il fallait lui donner une cohérence et les victimes de l’Hyper cacher ne sont pas directement sollicités en tant que telles, ni, ensuite, celles de Nice. Dans les deux cas une étude spécifique s’imposerait, mais il est important d’être au plus près de l’événement pour lancer une telle étude.

 

Mercredi 14 décembre 2016, la commission des affaires culturelles et de l'éducation de     l'Assemblée nationale vous a auditionné ainsi que le neuropsychologue Francis Eustache (directeur d'études à l'EPHE), et la secrétaire générale de l'Equipe MATRICE et Carine Klein (ingénieure de recherche au CNRS) pour le programme de recherche « 13-Novembre ». Quel intérêt porte la Commission à votre travail ? Comment perçoit-elle cette collecte, ce travail de mémoire ?

Cette audition a été un grand honneur pour nous d’autant que c’est la première fois qu’un programme de recherche a la possibilité ainsi d’être présenté à la représentation nationale. Il est clair que la personnalité du président, Patrick Bloche, député du 11e et ancien maire de l’arrondissement, y est pour beaucoup. Mais cela n’a été possible que parce que le bureau a approuvé son initiative à l’unanimité, tous groupes confondus. Cela s’est retrouvé dans l’audition qui se trouve en ligne. Nous avons d’ailleurs ensuite inséré quelques membres de cette commission dans notre ensemble de témoins. Ce qui m’a frappé c’est la qualité des questions et des échanges qui ont duré près de 2h. D’évidence les députés avaient préparé leur dossier. On est loin de la caricature des séances de questions au gouvernement. Au fond ils partagent tous la conviction que la dimension scientifique du programme, mais aussi sa dimension patrimoniale justifient un plein soutien. Il faut savoir que la première captation vidéo est terminée et que près de 2000 heures d’enregistrements vont pouvoir être analysés. Aujourd’hui et dans des décennies encore.

 

Nous ne l’avons pas fait pour cela, mais il s’avère que la transdisciplinarité, la convergence d’études en parallèle, la durée (12 ans), le suivi de la même cohorte et l’utilisation de l’audiovisuel (grâce à l’INA et au service images de l’Armée – l’ECPAD) en font une première mondiale. Je ne doute pas qu’on pourra, d’une certaine façon, fournir un cadre pour d’autres études comparables.

Vous êtes d’ailleurs en plein « recrutement » de témoins… Ne craignez-vous pas de réveiller un stress post-traumatique ?  

Nous avons fini depuis longtemps le « recrutement » de témoins. Cela a été un travail collectif énorme dans la mesure où nous ne partions d’aucune liste et que c’était fondé sur le volontariat. Vous pensez bien que nous mettons au premier plan l’exigence éthique et, tout spécialement la volonté de ne pas entretenir une maladie de la mémoire et, en particulier, réveiller un stress post-traumatique. Pour la recherche biomédicale (appelée « REMEMBER »), nous nous refusons, par exemple, d’utiliser des images traumatiques. Ces précautions multiples expliquent sans doute que nous ayons obtenu le prix Pierre-Simon Ethique et société en décembre dernier. Nous n’avons pas de vocation thérapeutique mais il est de plus en plus clair que l’écoute, l’accueil bienveillant, l’empathie, la possibilité de s’exprimer sans contrainte ont sans doute des effets positifs. Sans doute parce que les victimes changent de statut : elles deviennent acteurs de leur histoire.

Pour en savoir plus

www.memoire13novembre.fr