Entretien par Grégoire Leménager publié dans le Nouvel Observateur le 23 octobre 2008, actualisé le 2 juillet 2016
Cet entretien, à propos de l'ouvrage "Le Cas Sonderberg", a été publié le 23 octobre 2008 dans "le Nouvel Observateur", qui le republie à la suite du décès de l'écrivain.
Rarement un roman avait été peuplé d'autant de points d'interrogation. C'est que dans les thèmes abordés par Elie Wiesel, rien ne va de soi. Un jeune Allemand, accusé du meurtre de son oncle, plaide «coupable et non coupable». Son procès réveille de vieux démons : la solution finale, la difficulté de juger, la tentation de prendre le monde pour un théâtre sans voir que «l'histoire n'est pas un jeu». Une telle densité du propos pourrait nuire, s'il ne s'imposait grâce à une narration fluide, servie par une langue claire et nette. Wiesel s'autorise une allusion à «la Chute» de Camus. C'est dans cette veine-là, un certain cynisme en moins, que s'inscrit «Le Cas Sonderberg»: celle d'un roman à idées soumis à la question, toujours mordante, d'une impossible innocence.
Vous vivez aux Etats-Unis, où vous enseignez, et votre roman se déroule dans le milieu juif new-yorkais, mais il est écrit en français. Cette langue vous porte-t-elle mieux que les autres ?
Absolument. Pourtant, à mon arrivée en France en 1945, je ne parlais pas un mot. Mais j'aimais cette langue. Je connaissais le roumain, le hongrois, le yiddish, mais il me fallait une langue pour m'accrocher : pour l'habiter et pour qu'elle m'habite. Ça a été très facile à apprendre. J'aime cette intelligence qui se cherche dans la phrase.
Pour moi, le français est la langue de l'intelligence ; et un défi, car j'ai un penchant pour le mysticisme qui pourrait être incompatible avec le rationalisme cartésien. J'ai publié cinquante livres. Beaucoup n'auraient pu être écrits dans une autre langue. Je rédige des articles en hébreu pour des journaux israéliens ; je donne des cours en anglais; pour un livre, non, c'est le français. Même les auteurs américains, je les lis en traduction française.
Ce roman est un concentré de vos obsessions...
Oui, c'est pour moi une somme.
Pour passer à autre chose ensuite ?
Non, pour aller plus loin. Je tenais à affronter le problème de l'Allemagne. Jusqu'ici je me suis intéressé aux victimes, pour être avec elles, mais pas aux bourreaux. Or de jeunes Allemands suivent mes cours, et j'éprouve pour eux un sentiment de solidarité : eux aussi sont des victimes. De leurs parents, de leur passé. Ils ne sont pas coupables. Seuls les tueurs le sont.
Hitler voulait assurer l'avenir de l'Allemagne, il a fait exactement le contraire : il l'a tué. J'étais allé faire un discours au Parlement allemand. A la fin, je me suis tourné vers le président Johannes Rau pour lui dire: «Vous avez beaucoup fait depuis la guerre, vous êtes devenus une vraie démocratie, vous avez aidé Israël, vous avez aidé les survivants. Mais vous n'avez jamais demandé pardon au peuple juif.»
Il y a eu un silence. Je ne sais pas comment c'est arrivé mais, un peu plus tard, il a pris l'avion, il est allé à Jérusalem, et il a demandé pardon officiellement...
Pour votre personnage, le mot capital est «pourquoi». Mais pour vous, quelle est la question qui domine les autres?
Pourquoi le monde est-il encore le monde qu'il est? En 1945, paradoxalement, j'étais très optimiste. Je pensais: on a appris. Si quelqu'un m'avait dit que je devrais encore combattre le fanatisme.... Ma question est : pourquoi le monde n'a-t-il rien appris? Mais vous avez raison, ma vie est un point d'interrogation.
Sous quelle forme pourra désormais se transmettre cette «histoire qui, jusqu'à la fin des temps, fera honte à l'humanité»? Vous appartenez à l'une des dernières générations de témoins directs des camps...
Une espèce en voie de disparition. Je n'aimerais pas être le dernier survivant. Ce serait trop lourd. En même temps je ne suis pas peureux. Cet événement est le plus documenté de l'histoire. Même les bourreaux ont tenu des journaux. Les victimes, les enfants, les musiciens, les poètes ont témoigné. Dans les ghettos, on ne faisait que ça: on écrivait. Aujourd'hui encore, aucune période ne suscite autant de colloques, de publications... Ma peur, c'est la banalisation, la trivialisation de cette mémoire.
Qu'avez-vous pensé quand Nicolas Sarkozy a voulu confier à chaque élève de CM2 la mémoire d'un enfant déporté?
Je suis convaincu que l'intention était bonne. Mais à quel âge un enfant peut-il comprendre cet événement? Des gosses demandent à 8 ans, d'autres à 14, mais a-t-on le droit de forcer un enfant? Non. Si une maîtresse se rend compte que là, dans le coin, un petit garçon ne veut pas entendre cela, il ne faut pas le forcer. Nicolas Sarkozy n'a pas saisi le drame lié à cette position. Son idée m'a ému, mais aussi choqué.
Au-delà d'un certain seuil, le devoir de mémoire ne risque-t-il pas d'être contre-productif? Votre narrateur dit bien de l'histoire qu'il va raconter que «la littérature en est déjà pleine»...
Dans mon roman précédent, j'ai parlé de l'excès de mémoire : on peut devenir fou uniquement parce qu'on se souvient. Si je me souvenais de tout... Non, ce qui me fait peur, c'est l'emploi qu'on fait de cette mémoire : le kitsch, les docudramas. Il faut un peu de retenue. Il faut dire «moi».
Vous pouvez le faire légitimement. Mais les autres? Doivent-ils passer par la fiction?
Il est impossible d'écrire un roman sur Auschwitz. Soit ce ne sera pas un roman, soit ce ne sera pas Auschwitz. Que d'autres essaient, je ne suis pas un censeur; moi, je ne peux pas. Mais à propos de banalisation, voyez l'emploi du mot holocauste en Amérique.
Je suis tombé à la télévision sur un programme sportif dont le présentateur s'exclamait, à propos de la défaite d'une équipe : « Quel holocauste !» Quand il y a un incendie, des morts, ce mot apparaît. Donc moi, je ne l'emploie plus. Je regrette de l'avoir fait, aucun mot ne convient.
Faute de mieux, j'écris « Shoah » dans mon roman. Ou alors je dis «la destruction». Mais mieux vaut simplement dire «Auschwitz». Et si on le dit sans trembler, alors il ne faut pas le dire...
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