«Plus que jamais, le Christ nous manque (...), mais il se trouve qu'une minorité, les descendants de ceux qui ont crucifié le Christ (...) s'est emparée des richesses du monde [...] et a concentré ces richesses entre quelques mains.»
Selon le centre Simon Wiesenthal pour l'Amérique latine, en Argentine, «Dans ses mots convergent deux arguments centraux de l'antisémitisme, celle qui accuse les juifs d'avoir tué Jésus, et celle qui les associe avec les richesses.» Et de fait, comment comprendre autrement cette phrase ?
On assiste aussitôt à une levée de boucliers des « amis de Bolivar » et de Chavez – très vite relayée par des dizaines de sites Internet dont le large spectre donne à réfléchir, puisqu’il va du blog du socialiste Jean-Luc Mélenchon au site pour le moins sulfureux du négationniste Faurisson, en passant par tous les relais alter mondialistes (y compris des défenseurs de la cause du sida) ou pro-palestiniens. Selon eux, les « Juifs extrémistes » et Libération se seraient livrés à une manipulation en extrayant quelques phrases d’un discours qui ne viserait en rien les Juifs. Qu’on en juge, disent-ils, en citant l’ensemble du discours :
« C'est pour ça que je dis qu'aujourd'hui, plus que jamais en 2 005 ans, il nous manque Jésus-Christ, parce que le monde est en train de se consumer jour après jour ainsi que les richesses du monde, parce que Dieu et la nature sont sagesse, le monde a de l'eau en quantité suffisante pour que chacun ait de l'eau, le monde a suffisamment de richesses et de terres pour produire de la nourriture pour la population mondiale, le monde a suffisamment de pierres pour construire pour que personne ne soit laissé sans habitat. Le monde possède pour tous, donc, mais dans les faits des minorités, les descendants de ceux qui crucifièrent le Christ, les descendants de ceux qui jetèrent Bolivar hors d'ici et le crucifièrent aussi à leur manière à Santa Marta en Colombie. Une minorité s'est approprié les richesses du monde, une minorité s'est approprié l'or de la planète, de l'argent, des richesses minérales, des eaux, des bonnes terres, du pétrole, de toutes les richesses donc, et a concentré les richesses entre quelques mains : moins de 10 % de la population du monde est propriétaire de la moitié de la richesse du monde entier et... plus de la moitié des habitants de la planète sont pauvres et chaque jour il y a de plus en plus de pauvres dans le monde. Ici, nous avons décidé de changer l'Histoire.»
Selon ces ardents défenseurs de Chavez, dans ce discours, « ceux qui crucifièrent le Christ » seraient l’Empire romain et leurs descendants seraient « les différents types d'empires, de puissances, de classes bourgeoises qui au fil des siècles ont accaparé ce que d'autres considèrent comme des biens publics mondiaux ».
Cette interprétation aurait pu convaincre malgré la perplexité qu’elle soulève dans l’esprit de tous ceux qui connaissent un peu l’histoire de l’antisémitisme – d’autant qu’une partie de la communauté juive vénézuélienne a pris la défense de son président - si la déclaration en question avait été un épisode isolé dans le parcours de monsieur Chavez. Mais il n’en est rien.
Un incident dérangeant, relaté par Libération, concerne les fouilles effectuées dans un centre culturel et une école juive « pour, officiellement et en vain, chercher des indices sur l'assassinat à la voiture piégée, un an auparavant, du procureur chargé d'enquêter sur le coup d'Etat du 12 avril 2002 qui avait chassé Hugo Chávez du pouvoir pendant deux jours. Des médias d'Etat vénézuéliens avaient insinué que le Mossad pourrait avoir été derrière cet assassinat. Le procureur général du Venezuela a également accusé la CIA d'avoir «planifié» cet attentat. »
Libération, à la suite de quelques autres (1), note surtout les liens troublants d’Hugo Chavez avec un célèbre négationniste, Norberto Ceresole (aujourd’hui décédé), élève de Faurisson, dont certaines œuvres révisionnistes sont accessibles sur Internet (2). Avant de rejoindre Chavez, il s’était illustré en Argentine en affirmant que la presse était aux mains du lobby juif et en accusant le Mossad des attentats contre l’ambassade d’Israël et contre un centre culturel juif qui avaient fait plus de 100 morts dans les années 1990 (3). Il aurait été son mentor en tant que théoricien d’un projet qu’il baptisa post-démocratie. Le pétrole y devenait l'arme fondamentale « plus puissante qu'un missile nucléaire » de la guerre pour la création d'un Nouvel Ordre Mondial. L'OPEP, étant le lieu d’une nouvelle « alliance stratégique » avec l'Irak, l'Iran et la Libye, en vue d’une quatrième guerre mondiale contre la globalisation (4).
Libération par contre ne relève pas que le président vénézuélien a parmi ses titres de gloire d’avoir été en 2004 lauréat du très insolite « prix Kadhafi des droits de l’Homme » (5). Récompense (250.000 dollars américains) qui le place aux côtés de Louis Farrakhan, le très antisémite militant noir américain, source de Dieudonné (1996), du négationniste Roger Garaudy (en 2002, aux côtés de Jean Ziegler et de 11 autres écrivains) et de personnalités aussi démocrates que Fidel Castro (1999) ou Ahmed Ben Bella (1995), et finalement en 2005 de Mahatir Mohamed, ex-président de Malaisie après ses propos antisémites qui ont soulevé l’indignation internationale. Cette remise de décoration, qu’il a affirmé « porter avec fierté » lui avait donné l’occasion de fustiger « la politique impérialiste américaine en Irak et contre l'Iran » et de rendre un hommage appuyé à Yasser Arafat.
Plus inquiétante encore peut-être, sa convergence d’intérêts non dissimulée avec le président iranien Ahmadinejad. Là encore, ses amis allèguent du fait qu’il a condamné les propos du président iranien voulant « rayer Israël de la carte ». Comment expliquer alors que Chavez, qui défend le droit de l’Iran à l’arme atomique, œuvre aujourd’hui tout à fait ouvertement à l’ONU pour que le dossier iranien n’aille pas au conseil de sécurité et pour obtenir un vote négatif de la part du groupe Amérique Latine ? Des dépêches font en outre état de coups de téléphone de soutien très récents échangés entre les deux hommes.
Ces affinités s’étaient traduites lors de la prise de fonctions du président iranien (6), par l’envoi d’une délégation au plus haut niveau, elles sont confirmées le 5 janvier dernier lors d’échanges de coups de fil entre Ahmadinejad et les présidents Cubain, Bolivien, Vénézuélien. Selon le rapport fait par l’agence iranienne AKI ces conversations auraient abouti à une invitation du président bolivien à son homologue iranien à l’occasion de son investiture « afin d’étudier la création d’un front anti-impérialiste » et au projet d’un sommet tripartite (Chavez, Morales, Ahmadinejad) afin d’étudier leurs possibilités de collaboration (7). Sans compter un voyage de Chavez en Iran prévu pour 2006.
Dès le mois de juin et l’élection iranienne, cette proximité avait d’ailleurs été soulignée par certains commentateurs. C’est ainsi que le site canadien de l’Union des forces progressistes titrait sous la plume d’un certain Michel Bélisle « Un Hugo Chavez iranien » et affirmait « Tout comme pour Chavez au Venezuela ou pour Castro à Cuba, la propagande américaine va faire d’Ahmadinejad un nouveau vilain. Il faut s’attendre aussi aux mensonges concernant des supposées armes de destruction massive détenues par l’Iran, comme si Washington n’avait que des pistolets à eau. » (8). De son côté, et pour revenir en même temps à l’étrange mosaïque des soutiens reçus ces derniers jours par Hugo Chavez, Pierre Hassner directeur de recherche émérite au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CNRS) écrivait à la même époque un article singulièrement éclairant diffusé sur Internet (9). Il y fait un parallèle entre « les élections présidentielles qui viennent de se terminer en Iran et les récents referenda français et hollandais sur le Traité constitutionnel européen ».
Parmi ces similitudes, il note que « les campagnes gagnantes dans les trois scrutins ont été catalysées par des appels populistes contre une élite inébranlable et, moins explicitement mais sans erreur possible, contre toute intrusion ou influence étrangère. Dans chaque cas, la cible était une élite vendue au capitalisme et/ou au cosmopolitisme, et qui n’était pas consciente de la situation économique désespérée des gens du commun, ainsi que de leurs identités et leurs traditions. » et il ajoute, « La signification de ces similitudes pour l’avenir de la paix et de la démocratie est loin d’être évidente. Les implications ne sont toutefois guère rassurantes ».
Et il conclut : « La polarisation sociopolitique spectaculaire exposée par ces trois élections peut être considérée comme un renouveau de la politique de la lutte des classes et des aspirations à la communiste, si ce n’est de la doctrine léniniste. En effet, il est frappant que les communistes et les trotskistes aient connu une espèce de renouveau, ou tout au moins une re-légitimation, en France, et que le peu que Ahmadinejad ait révélé de son programme appelle la nationalisation, plus particulièrement de l’industrie pétrolière, et l’expropriation des riches.
(…) Il est certain que le président élu Ahmadinejad fait davantage penser aux populistes d’Amérique Latine comme Hugo Chavez ou Juan Peron en mobilisant les « descamisados » contre les riches et en pratiquant le nationalisme des ressources, qu'à Lénine ou même Castro. Mais ce qui est remarquable à l’heure actuelle pour ce qui est des leaders populistes qui prétendent « nettoyer » la corruption et la décadence morale au nom de la vertu et de la tradition, c’est que leur idéologie se pare d’un nombre incommensurable de couleurs politiques différentes.
Elle peut être rouge ou verte, mais également noire ou brune. Elle peut être vêtue d’un costume religieux, islamique ou protestant, tant qu'elle est fondamentaliste et manichéenne. Elle peut agir contre le mal au nom de Dieu, ou du peuple, ou de la nation. Ses racines, ses justifications et ses résultats peuvent varier considérablement. Mais qu'importe la couleur et l'habit, elle nous rappelle ce qui, en d'autres temps et d'autres lieux, portait le nom de « fascisme ». »
Antisémite Chavez ? A la lumière de ces faits et de ces analyses, il est difficile de ne pas voir en tout cas dans les propos du président vénézuélien une allusion à peine voilée au fameux « complot américano-sioniste » pour s’emparer des richesses du monde. S’il n’est pas antisémite, il ne craint pas en tout cas la proximité avec ceux qui le sont réellement.
Hugo Chavez va dans quelques jours accueillir le forum social mondial. Il en avait été la vedette incontestée en 2005. Ce même forum dans sa version européenne avait accueilli à Paris un Tariq Ramadan qui venait de stigmatiser une liste d’intellectuels « juifs », et à Londres le prédicateur Youssef al-Qaradawi, célèbre pour ses prêches antisémites et son apologie des attentats suicides.
Anne Lifchitz-Krams
Notes :
1. Voir par exemple Der Spiegel, 27 septembre1999.