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Par Jean Chichizola, publié dans le Figaro initialement le 30 avril 2015, puis le 18 juin 2015
Rue des Rosiers, Copernic… Le juge Trévidic, qui quittera bientôt ses fonctions, a identifié les suspects de ces attentats des années 1980. Depuis des décennies, une poignée de juges, de policiers et de victimes se sont ainsi ligués contre l'oubli et pour la Justice.
Ces larmes auront attendu près de trente-trois ans pour couler. Le 9 mars dernier, les fils de deux victimes assassinées rue des Rosiers, le 9 août 1982, tombaient dans les bras l'un de l'autre dans le bureau d'un juge antiterroriste parisien. Ce jour-là, les parties civiles découvraient, par la voix de policiers et de juges antiterroristes, que, loin d'avoir été jetée dans les poubelles de l'histoire, l'enquête sur l'attentat contre le restaurant Goldenberg (six morts et vingt-deux blessés) venait d'aboutir à l'émission de mandats d'arrêt internationaux contre trois terroristes palestiniens du groupe Abou Nidal vivant en Norvège, Jordanie et Cisjordanie. Comme pour les attentats contre le drugstore Publicis (15 septembre 1974, pour lequel Carlos comparaîtra bientôt), la synagogue de la rue Copernic (3 octobre 1980, dont l'auteur présumé sera jugé à Paris) ou le City of Poros (l'attaque d'un paquebot le 11 juillet 1988 ayant tué trois Français et dont le procès par contumace s'est tenu en 2012), la France prouvait une nouvelle fois qu'elle n'oublie pas.
Pour parvenir à un tel résultat, il a fallu une conjuration de la mémoire unissant une poignée de magistrats, de policiers et de victimes contre la dictature de l'instant, du temps qui passe et des petits calculs politico-diplomatiques. Au premier rang des magistrats, Marc Trévidic, l'homme qui a «sorti» les dossiers de la rue Copernic et de la rue des Rosiers. À deux pas du Palais de Justice, le magistrat livre les clés d'un tel succès. Arrivé au pôle antiterroriste en 2006, il entreprend d'étudier les «vieux» dossiers et identifie quelques affaires «relançables». Il se concentre «sur les plus anciens et ceux où le nombre de victimes est le plus élevé». Commence une longue plongée dans des milliers de pages de procès-verbaux, des centaines de pièces à conviction. Pour le seul attentat de la rue Copernic, le dossier établi en 1980-1981 par la brigade criminelle du commissaire Marcel Leclerc approche les deux mille documents… En dépit de l'excellence du travail de la Crim’ trente ans auparavant, la déception attend souvent Marc Trévidic. Scellés inexploitables ou détruits, éléments matériels non conservés en ces temps pré-ADN (mégots de cigarette…), documents sur lesquels de multiples manipulations ont effacé d'éventuelles empreintes… Reste quelques éléments matériels.
Fragile faisceau d'indices
«Plus l'élément est ténu, plus il est important, précise Marc Trévidic, et plus il est travaillé.» De longues discussions avec des experts permettent de cerner ce qui a été fait et, surtout, ce que la science pourrait apporter de nouveau. Sont ainsi passées au crible, dans l'affaire Copernic, une fiche d'hôtel remplie par le terroriste et, dans la rue des Rosiers, des analyses balistiques. Pour étayer ce fragile faisceau d'indices, le juge antiterroriste multiplie les «commissions rogatoires internationales» pour glaner témoignages ou éléments de preuve. Pour les enquêtes sur le City of Poros, la rue des Rosiers et la rue Copernic, la liste est impressionnante: Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Canada, Espagne, États-Unis (où le juge Trévidic a notamment interrogé un détenu de la prison de haute sécurité où sont internés les criminels les plus dangereux), Italie, Liban, Norvège, Royaume-Uni, Suède… Le succès n'est pas toujours au rendez-vous. Les enquêtes ouvertes sur les assassinats de Français au Liban dans les années 1980 resteront très probablement dans les limbes, faute d'éléments matériels exploitables, de témoins vivants et en raison d'un contexte local difficile… Échec ou réussite, le juge Trévidic précise sobrement que ces efforts sont «la raison d'être d'un juge d'instruction» et qu'il n'est pas seul dans l'aventure.
Pour qu'il puisse «sortir» ces dossiers, il a fallu en effet les maintenir en vie, ce qui fut le mérite du juge Jean-Louis Bruguière, figure, louée ou critiquée, de l'antiterrorisme français pendant des décennies. L'homme explique que «la logique judiciaire est pourtant purement statistique. On vous demande: combien de dossiers avez-vous “sorti” cette année? On vous reproche de garder de “vieux” dossiers, de cultiver votre fonds de commerce…». «Or, ajoute l'ancien magistrat, en matière de terrorisme, le temps joue contre les criminels. La chute du Mur, l'évolution de la situation au Moyen-Orient ont permis d'avancer. Laisser ces dossiers ouverts, c'est mettre la Justice au cœur de l'antiterrorisme, prouver que la légalité ne s'oppose pas à l'efficacité. Ce qui ne signifie pas qu'un renseignement policier est sans valeur. S'il n'est pas suffisant, il peut aussi être le point de départ d'une enquête judiciaire»… Lire l’intégralité.