Tribune
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Publié le 18 Mai 2015

Un génocide de proximité

«Le 8 avril 1994, c’est le jour de ma mort» ; «Ils m’ont tuée et j’ai été morte cinq jours dans le marais»
 

Par Marie Darrieussecq, publié dans Libération le 15 mai 2015
«J’étais morte, et quand on a soulevé mon corps, mes yeux ont bougé». J’entends encore les voix des rescapés, de mon voyage d’avril au Rwanda. Dans les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi dit que les naufragés, les morts, leur parole est perdue. Mais au Rwanda, certains rescapés sont aussi des naufragés. Ils ont traversé la mort, avec des séquelles terribles. Il leur manque un bras ou un œil. Ils n’ont plus aucune famille. Les femmes, systématiquement violées, ont souvent le sida. Ces morts encore vivants ont été assassinés parce qu’ils étaient tutsis ou qu’ils aidaient les Tutsis, et ils ont tous la même histoire : ils ont été laissés pour morts. Quand ils ont la force de témoigner, c’est pour demander justice, et pour prévenir de ce qu’est un génocide. Révérien Rurangwa écrit, dans son livre Génocidé, que témoigner est tout ce qui lui reste.
J’ai pris conscience sur place de ce fait simple : au Rwanda, dans ce petit pays, les survivants sont beaucoup, beaucoup moins nombreux que leurs assassins. Et ils vivent en voisins. C’était un «génocide de proximité». Témoigner leur est difficile, ne serait-ce que parce que leur parole est confrontée à la clameur de bandes qui ont de nombreux «témoins», de prétendus «alibis», etc. Et qui menacent, encore aujourd’hui : si tu parles, on te tue. Alors, malgré le processus de réconciliation, on entend : «C’est leur faute s’ils sont morts ; d’ailleurs, ils ne sont pas morts ; et il n’y a jamais eu de Tutsis dans ce village.» Et les rescapés, déjà si éprouvés, doivent encore lutter contre la mise en doute de leur assassinat…
Un génocide ne va pas sans négation. Le négationnisme est illogique, mais le contrer est d’autant plus difficile qu’il a les apparences du raisonnement. Freud donne, pour illustrer ce qu’est la dénégation, l’exemple du chaudron : «Je ne t’ai jamais emprunté de chaudron ; il avait déjà un trou au départ ; je te l’ai rendu en parfait état.» Négation et génocide sont les deux faces d’une même destruction : rationnelle (organisée, programmée) et irrationnelle (injustifiable en raison).
«Tuez les tous» signifie : aucun ne doit témoigner. Personne ne doit pouvoir dire : «j’ai été», «les miens ont été», «on nous a tués». La visée du génocide est l’éradication complète, et il ne s’envisage que comme réussi et total. L’effacement des traces en fait partie : au Rwanda, c’est jusqu’aux photos des victimes qui ont été systématiquement détruites. Enormément de noms sont perdus, car il n’est plus resté personne pour témoigner. Dans certaines zones, les Tutsis ont disparu jusqu’au dernier. Le silence. «Il faut résumer l’affaire», c’était l’expression des tueurs. «Un génocide vous tue pour longtemps, dit Assumpta Mugiraneza, et le temps qui passe n’arrange pas les choses, c’est le signe du grand trauma»… Lire l’intégralité.