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Sous un ciel sans nuage, Sylvie, 42 ans, Marc, 61 ans, et leurs trois fils, Thibaud, 16 ans, Théo, 13 ans, et Youri, 5 ans, peinent à réaliser qu'ils ont fait "le grand saut", depuis leurs belles Côtes-d'Armor jusqu'aux allées bétonnées de Kyriat Haïm.
Ils ont laissé derrière eux leur maison bretonne et ses 180 arbres plantés, pour cette côte où des immeubles déglingués défigurent la Méditerranée. Eux qui ne sont pas pratiquants s'installent dans un pays religieux. Eux qui apprécient le calme débarquent dans un pays en guerre. La reprise des opérations militaires à Gaza depuis le 7 juillet dernier ne les a pourtant pas dissuadés. Tout juste espèrent-ils "que cela ne va pas trop se compliquer".
Pour le moment, ils ont choisi "le programme plage intensif" et se sentent "loin de la zone de combat", située à 150 kilomètres. Quinze jours plus tôt, un missile du Hamas atterrissait pour la première fois au large de Haïfa.
Quand on voit les dernières manifestations propalestiniennes en France, on se dit qu'on a bien fait de partir. Comment ose-t- on encore contester la création d'Israël quand six millions de juifs sont morts pendant la guerre ?" s'agace Marc.
"Sur Facebook, mes copains me demandent si je tiens le coup sous les roquettes", raconte Théo. "Ici tout va bien, je me baigne. C'est moi qui m'inquiète pour eux, avec tout ce qui se passe en France." C'est Thibaud, l'aîné, parti l'an passé avec le programme Naalé pour les jeunes juifs souhaitant terminer leurs études secondaires en Israël, qui a ouvert la voie au reste de la famille. Tous ensemble, le 16 juillet, ils ont fait leur "alya", littéralement la "montée" vers Israël, avec des centaines de coreligionnaires...
5.000 départs prévus pour 2014
"On dirait l'exode !" Dans le hall du terminal 2A de l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, ce jour-là, une dame blonde ne peut retenir sa surprise face à l'immense file des familles poussant des montagnes de valises. Quelques kippas, un ou deux grands chapeaux noirs laissent peu de doutes sur l'appartenance religieuse des voyageurs. Leurs destinations sont inscrites au marqueur sur les bagages : Jérusalem, Ashdod, Netanya... C'est l'été, mais l'ambiance n'est pas celle, légère, des vacances. La gravité se lit dans les regards.
Devant le comptoir d'enregistrement du vol El Al pour Tel-Aviv, 430 Français de confession juive s'apprêtent à quitter définitivement leur pays. Jamais ils n'ont été aussi nombreux. Avec 5 000 départs prévus pour 2014, la France représente même, pour la première fois, le plus grand vivier de candidats à l'émigration en Israël, devant la Russie ou les Etats-Unis, où la communauté juive est pourtant dix fois plus importante.
Les échauffourées du dimanche précédent aux abords de synagogues parisiennes, les slogans antijuifs et les drapeaux du Hamas à la Bastille sont dans toutes les têtes.
J'ai pris la décision de partir au moment des attentats de Toulouse commis par Mohamed Merah. Ca a été le déclencheur, explique Eric, 45 ans, visage fermé. La suite a confirmé la nécessité de quitter ce pays où les juifs se font attaquer. On nous parle de la guerre en Israël, mais nous, on va vers la vie !"
Il s'envole donc avec Yaël, son épouse, leur fille de 15 ans et leurs deux garçons, 11 et 4 ans, vers Netanya. Plébiscitée par les Français, la station balnéaire de 185 000 habitants est jumelée avec Nice et Sarcelles, où exploseront les violences antisémites quelques jours plus tard. Financier, Eric menait pourtant une existence privilégiée dans un quartier chic de la capitale.
Leur vie dans une cité de Pantin devenue "insupportable"
Sabine, 37 ans, Benjamin, 39 ans, et leurs quatre enfants n'avaient pas cette chance. Au fil des dernières vagues d'immigration, leur vie dans une cité de Pantin leur est devenue "insupportable". "Les "Français" ont déserté les immeubles, nous étions les derniers juifs du quartier, entourés des "voilées", nous nous sentions menacés", racontent-ils. Dès que Benjamin a trouvé un emploi de comptable en Israël, ils ont engagé les démarches auprès de l'Agence juive, l'organisme paragouvernemental israélien chargé de faciliter le "retour" des juifs, et qui finance le voyage.
L'alya, depuis deux ou trois ans, on ne parle plus que de ça dans la communauté, affirme Sabine, qui a renoncé à son emploi de préparatrice en pharmacie. La France est notre pays, un très beau pays. On sait que ça va être dur. Il va falloir apprendre l'hébreu, s'intégrer, travailler, mais l'Etat français n'a pas fait grand- chose pour retenir les juifs qui veulent partir... Depuis l'affaire de Toulouse, je vivais avec la peur au ventre. Nous connaissions la famille de l'un des petits tués. Quelle mère peut supporter de laisser son enfant dans une école qui peut être la cible d'un islamiste ? Notre avenir est en Israël, on y est bien mieux protégé. L'armée de Tsahal est magnifique."
Les yeux embués à quelques secondes de la séparation, Gislaine, la mère de Sabine, explique : "Malgré le déchirement, je les ai incités à partir. Mes deux garçons et leurs familles suivront ma fille. Moi-même et mon mari avons prévu notre propre alya pour 2015." Même s'il y a ce qu'elle appelle pudiquement "les événements" pour évoquer Gaza, elle reste persuadée qu'"ils seront mieux qu'ici".
Pour Odile, 48 ans, "mettre sa vie dans 33 mètres cubes est un crève-cœur. Mais nous sommes la génération sacrifiée pour nos enfants", conclut celle qui part en éclaireur vers la Terre promise pour ses filles, encore étudiantes en France. Si certains sont plus religieux que d'autres, tous ont "foi en Israël".
6.000 Franco-Israéliens affluent à Ashqelon
Malgré les tirs fournis de roquettes et la dégradation rapide de la situation, aucune annulation n'a été enregistrée par l'Agence juive. Même lorsque les villes de destination se situent sous le feu des missiles, comme Ashdod, ou Ashqelon, à quelques kilomètres à peine de l'enclave palestinienne. C'est d'ailleurs ici, dans cette ville du Sud, régulièrement pilonnée par le Hamas, et où il faut plonger dans un abri en moins de 15 secondes en cas d'alerte, qu'ont élu domicile Daniel Halimi, Myriam et leurs quatre enfants, les premiers sur la liste des olim (les nouveaux immigrants).
Dans cette même ville, le 22 juillet, 6 000 Franco-Israéliens affluent de tout le pays pour enterrer le soldat Jordan Bensemoun, mort au combat à 22 ans.
Le garçon avait émigré de Lyon à l'âge de 16 ans avec la farouche volonté de s'engager dans le corps d'élite de l'armée israélienne. "Une leçon de sionisme", déclare l'ancien ministre de la Défense Shaul Mofaz devant un parterre de militaires et de civils à fleur de peau. Au milieu des sanglots, la colère est palpable.
Salauds de journalistes, foutez le camp ! hurle une cousine du défunt. Les médias racontent n'importe quoi sur cette guerre. C'est de la désinformation."
"La France, c'est devenu l'Algérie", enrage une autre. "La mort de Jordan, ça me donne encore plus envie d'aller combattre pour mon peuple", affirme un jeune olim galvanisé.
Opération "tapis rouge"
Dès leur descente d'avion à l'aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv, l'accueil des 430 Français est triomphal. "Vous, qui montez en Israël aujourd'hui, vous êtes notre Kippat Barzel, notre Dôme de Fer", leur lance la ministre de l'Alya et de l'Intégration Sofa Landver. C'est à cet instant que commence l'opération "tapis rouge", comme on appelle les 24 premières heures d'intégration.