Tribune
|
Publié le 22 Mai 2014

Pierre-André Taguieff : « La propagande antilepéniste aura joué le rôle d’un puissant facteur de la montée du FN »

Propos recueillis par Eugénie Bastié, interview publié dans le Figaro du 21 mai 2014

Pierre-André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Paris, CEVIPOF).

Votre livre décrit la mécanique diabolisatrice à l’œuvre dans le paysage politique français depuis trente ans, qui renvoie notamment le Front national aux « heures les plus sombres » et à la « bête immonde ». Pouvez-vous nous décrire ce processus de diabolisation ?

Pierre-André Taguieff. La diabolisation implique de réduire un individu ou un groupe à une manifestation du Mal ou à une incarnation du diable, et d’en tirer les conséquences pratiques, à savoir l’élimination de l’entité diabolisée. 

Dans les systèmes totalitaires, la diabolisation des opposants se traduit par leur extermination physique. Dans les démocraties pluralistes, les adversaires diabolisés sont en principe exclus du jeu démocratique, mis à l’écart du système politique. La diabolisation constitue une méthode de délégitimation d’un adversaire, d’un concurrent, d’un contradicteur, qui sont ainsi transformés en ennemis redoutables et haïssables. En outre, diaboliser l’autre (l’opposant ou le différent), c’est  se classer soi-même dans la catégorie des représentants du Bien. C’est donc se donner une légitimité, voire une respectabilité à bon compte.

Lorsqu’elle prend pour cible le Front national, la diabolisation consiste à retourner contre ce parti ses propres méthodes de combat idéologique. Comme la plupart des mouvements nationalistes, le FN diabolise ses ennemis en les désignant, d’une part, en tant que responsables du désordre à l’intérieur de la nation, un désordre facteur d’affaiblissement ou de déclin, et, d’autre part, en tant qu’incarnant une menace pour la survie de la nation. Disons, pour préciser, que le désordre intérieur est attribué à une immigration jugée non intégrable, et que la mondialisation et la construction européenne sont dénoncées comme des menaces pesant sur l’indépendance et l’identité nationales. Mais si les nationalistes diabolisent les ennemis du peuple, à l’intérieur, ou ceux de la nation, à l’extérieur, ils sont eux-mêmes fortement diabolisés en retour, étant accusés notamment d’être partisans de la fermeture sur soi de la nation, de se montrer xénophobes ou racistes, et surtout d’être des fauteurs de guerre, en alimentant les peurs et les haines entre groupes. À la diabolisation par le FN répond ainsi celle du FN, ce qui complique l’interaction entre le FN et ses ennemis.

La « reductio ad Hitlerum » avait déjà été dénoncée par Leo Strauss en son temps. Qu’apporte votre livre de nouveau ?

En 1953, dans Droit naturel et histoire, Leo Strauss, agacé par les clichés d’une rhétorique antifasciste fonctionnant à vide, avait pointé le problème en  donnant une dénomination suggestive à ce qui lui paraissait être un raisonnement fallacieux : « reductio ad Hitlerum ». Mais il s’agissait d’une remarque marginale dans un livre de philosophie politique, ce qui explique qu’il n’ait pas développé l’analyse du type d’amalgame polémique qu’il avait brièvement caractérisé, à savoir la diabolisation de type antifasciste. C’est à Léon Poliakov qu’on doit l’analyse pionnière de la diabolisation, mode de fabrication d’ennemis absolus. Mais l’historien de l’antisémitisme avait surtout étudié la diabolisation des Juifs, des jésuites et des francs-maçons, à travers les « théories du complot » qui les prenaient pour cibles. Dans l’après-1945, ce sont principalement les nationalistes, eux-mêmes grands diabolisateurs de leurs adversaires, qui ont été diabolisés par leurs ennemis, qui les percevaient comme des héritiers des fascistes ou des nazis.

L’assimilation abusive d’un quelconque adversaire à Hitler, pris comme incarnation du diable, en vue de le disqualifier, reste une opération rhétorique banale, qu’on peut observer aujourd’hui dans les affrontements politiques, voire dans les débats intellectuels en Europe et ailleurs. Le discours antifasciste continue de fonctionner en l’absence de fascismes réels, ce qui pousse les diabolisateurs à inventer sans cesse de nouveaux fascismes imaginaires. Cette bataille contre des néo-fascismes fictifs relève de ce que j’ai appelé le néo-antifascisme, dont l’antilepénisme ordinaire est, en France, la principale figure. Dans mes analyses des amalgames polémiques en politique, je distingue quatre principes de réduction de l’adversaire qu’il s’agit de transformer en ennemi  répulsif, méprisable ou haïssable, à exclure ou à neutraliser : le diabolique (ou le démoniaque), le bestial, le criminel et le pathologique.  D’où autant de manières de dénoncer les figures du Mal : diabolisation, bestialisation, criminalisation et pathologisation. Dans le discours antilepéniste « classique », on retrouve, diversement combinées, ces quatre stratégies de délégitimation. Mais ce discours, adapté à la personnalité de Jean-Marie Le Pen dont il caricature certains traits de caractère ou de comportement, s’est avéré moins crédible face à celle de Marine Le Pen. C’est ce qui explique en partie la relative et récente normalisation du FN. Celle-ci illustre la perte d’efficacité symbolique de la rhétorique néo-antifasciste en France.        

L’ « antilepénisme ordinaire » a-t-il fonctionné contre le Front national comme l’espéraient ses initiateurs ?

Fondé sur la diabolisation et l’appel au front républicain, conformément à la tradition antifasciste, l’antilepénisme standard, s’il a pu contenir provisoirement le FN en l’empêchant de conclure des alliances avec les partis de droite, a engendré nombre d’effets pervers dont témoigne son actuel dynamisme. C’est par la diabolisation de Jean-Marie Le Pen que ce dernier est devenu célèbre et  que le FN est sorti de la marginalité. Ce maître de la provocation qu’est Le Pen a su prendre la posture du diabolisé, la mettre en scène comme une injustice ou une forme de persécution, attirer ainsi la compassion ou la sympathie, et finir par retourner l’attaque en composante de son charisme. Les antilepénistes n’avaient pas prévu que leur cible principale pourrait se présenter glorieusement comme une victime injustement accusée et comme un héros, un « résistant », voire comme un héritier de la « Résistance », face aux nouveaux ennemis supposés de la France. En outre, l’antilepénisme diabolisateur a eu pour effet d’installer le FN au centre de la vie politique française, de fixer l’attention de tous les acteurs politiques sur son évolution à travers les élections et les sondages. Depuis la fin des années 1980, la France politique a semblé vivre à l’heure du FN. Répéter un slogan aussi dérisoire que « F comme fasciste, N comme nazi », totalement décalé par rapport à la réalité du mouvement lepéniste, c’était courir à l’échec : un tel excès dans l’accusation a rendu celle-ci insignifiante. Et ce, d’autant plus que l’image de Marine Le Pen s’est montrée imperméable à ces attaques hyperboliques. Bref, la propagande antilepéniste aura globalement joué le rôle d’un puissant facteur de la montée du FN. Paradoxe comique pour les uns, tragique pour les autres.

« Du diable en politique. Réflexions sur l’antilepénisme ordinaire », un livre de Pierre-André Taguieff, Paris, CNRS Éditions, 2014, 390 pages, 20,90 euros.