Tribune
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Publié le 6 Mars 2014

Citoyenneté, patrie et toujours… l’identité juive

Tribune de Raphaël Draï publiée dans le hors-série des Etudes du  CRIF anniversaire des 70ans du CRIF

Le  CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellecuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le second article de ce recueil : la tribune de Raphaël Draï, Professeur émérite de sciences politiques à l’université d’Aix-Marseille III et Directeur de recherches à l’Ecole doctorale de psychanalyse (université ParisVII-Denis Diderot). Nous publierons par la suite l’ensemble de ces textes.

Marc Knobel, Directeur des Etudes du  CRIF

La question est récurrente, insistante, insidieuse parfois, et se formule en ces termes : l’identité n’est-elle pas superfétatoire et même subversive au regard de la citoyenneté ? Pourquoi invoquer l’identité juive lorsque l’on est doté de la citoyenneté française, ou de toute autre d’ailleurs ? N’est-ce pas afin de se prévaloir d’une appartenance prioritaire, somme toute inavouable, dont les mobiles ne sont pas toujours identiques à ceux dont procède ladite citoyenneté qui en devient accessoire ? Par où se décèle le procès non moins récurrent, insistant et insidieux de la « double appartenance ». Au fond, être juif et français, est-ce compatible, profondément et sans autre alternative, et non pas de manière superficielle, du bout des lèvres et en assortissant une réponse positive d’une telle série de réserves mentales que cette réponse en devient inconsistante, telle une bulle de savon ? 

Autrement, comment articuler ce qui apparaît surtout comme deux « niveaux de l’être », ainsi que l’aurait dit la philosophe et psychanalyste Éliane Amado Lévy-Valensi, née française, mais dont la mère fut arrêtée à Marseille puis déportée à Auschwitz par la Milice, française elle aussi, et qui, après le retournement d’alliances du général de Gaulle en juin 1967, décida de « monter » en Israël ? D’autres « expériences », sans être aussi tragiques, n’en sont pas moins parlantes. L’auteur de ces lignes est né en 1942 en Algérie, alors partie intégrante de la France. Mais il n’est pas né « français » puisque le pouvoir scélérat et raciste du maréchal Pétain avait abrogé le décret Crémieux d’août 1870, qui avait converti d’un coup les Juifs d’Algérie à la citoyenneté que leurs coreligionnaires de métropole avait obtenue en 1791. On le constate par le rapprochement de ces deux dates : 1871-1940, la nationalité, au sens juridique sinon formel, ne suffit pas à vous conférer une citoyenneté indiscutable et de plein exercice. Dans les interstices sinon dans les failles entre le droit et le réel naît l’interrogation généralement inquiète sur l’identité. Qui suis-je réellement, « moi » dont les grands-parents et les parents naquirent ou sont devenus français, mais qui suis né dans une sorte d’outlaw landpolitique, juridique et existentiel ?

C’est seulement en 1943 que le décret Crémieux sera rétabli, non sans mal ni sans fortes pressions américaines sur les nouvelles autorités françaises de l’époque. Et pourtant, son rétablissement a suffi pour que la faille antérieure se rescinde et qu’à nouveau, identité et citoyenneté forment comme les deux profils d’un même visage. Avec néanmoins quelques séquelles puisque, de leur côté, les musulmans d’Algérie considèreront, bien à tort, qu’en acceptant le décret Crémieux, les Juifs s’étaient désolidarisés de leurs compatriotes colonisés et, par suite, que leur place n’était plus indiquée dans une Algérie bientôt indépendante. Alors que décider ? D’autant que la création de l’État d’Israël en 1948 et que la guerre avec les États arabes qui aussitôt s’ensuivit allait compliquer cette équation juridico-identitaire plus instable qu’un explosif. De manière violente ou plus silencieuse, des solidarités primaires s’affrontèrent, que la participation commune à la Seconde Guerre mondiale ne réussit pas à relativiser. Être né dans cette Algérie-là conduisait au constat quotidien qu’une citoyenneté si grevée d’incertitudes ne pouvait pas rendre compte de l’identité réelle du « sujet » qui l’endossait sans toujours être informé de sa généalogie et de ses conséquences.

La question devient taraudante après l’exode des Français d’Algérie en 1961 et 1962, et notamment de la quasi-totalité des Juifs de « là-bas », comme l’on se mit à désigner cette terre qui avait dégurgité, tel un volcan vindicatif, plus d’un million de ses natifs, de toutes religions. Le sauveur qui y avait hissé sur le pavois avait compté ses promesses duplices du glorieux printemps de 1958 pour ces fameuses feuilles mortes « ramassées à la pelle », tristement chantées par Prévert et Kosma. Des Juifs auxquels fut également accolé le qualificatif de « rapatriés », comme si le mot « patrie » pouvait désigner autre chose qu’une terre natale, avec la présence inconsciente du sein maternel, avec les senteurs des jardins d’enfants et l’encre violette de l’école primaire. « Dépatriés » eût été plus conforme à la réalité de ces hommes et femmes de tous âges, le visage creusé de larmes, mais sachant néanmoins remercier le Créateur, pour ceux qui avaient échappé à tant d’attentats meurtriers et aveugles.

 Ainsi parvint en France une centaine de milliers de ces « rapatriés » à leur corps défendant, pratiquant malgré leurs épreuves, ou peut-être à cause d’elles, un judaïsme solaire et bagarreur qui ne chercherait pas à se teindre en couleur muraille, qui chantait haut et fort, qui ne récusait aucune dimension de son être, à commencer par l’Algérie maintenue dans une mémoire étrange, reviviscente à la moindre note de musique, au moindre passage d’hirondelle, dès que le « gâteau de Savoie » sortait du four désormais électrifié. Leur attitude parut scandaleuse aux dirigeants d’une Agence juive fortement dépitée dont quelques dirigeants, dignes émules de leurs collègues moscovites ou pragois, n’hésitèrent pas à organiser un invraisemblable « procès » à Jérusalem, stigmatisant ce qui passait à leurs yeux pour un choix contre nature, inscrit à rebours du sens de l’Histoire.

Et puis éclata en juin 1967 la guerre des Six Jours, qui conclut une décade d’angoisse pure au cours de laquelle il sembla que le sort de l’État d’Israël avait été scellé, Hitler remportant une victoire posthume. Est-il exagéré de dire que, durant cette période, la réalité d’Israël pénétra en nos vies comme la vrille du chirurgien dans un crâne en voie de trépanation ? Et, aux dires mêmes de ses organisateurs, aurait-on imaginé une manifestation de solidarité comme celle qui fit défiler dans les rues de Paris, en soutien à Israël, des manifestants par centaines de milliers, si les Juifs originaires d’Algérie, entre autres, n’avaient pas voulu signifier au général de Gaulle qu’une seule volte-face, pour ne pas parler de trahison, suffisait.

Pour chacun, la vie quotidienne se poursuivait. Il fallait continuer de reconstruire et de se reconstruire, patiemment, malgré les transports en banlieue, les « dépressions nerveuses », malgré les régressions professionnelles et trop souvent l’éclatement des familles, mais également grâce aux courants ascendants qui caractérisaient les Trente Glorieuses des années 1960. La vie de tous les jours exigeait en même temps, au gré de nouvelles parfois sanglantes, que se coordonnent, consciemment ou inconsciemment, bien des paramètres souvent réticents à figurer dans la même équation mentale : la terre natale, la citoyenneté, l’identité, autrement dit l’Algérie, la France et l’État d’Israël. D’autant que l’Algérie s’était voulue judenrein, que la France, au titre de sa « politique arabe » se déclarait antagoniste d’Israël et que l’État d’Israël affrontait une belligérance permanente et multiforme : guerres conventionnelles, terrorisme, belligérance diplomatique, « stratégie de la souillure » médiatique... Comme toujours dans l’histoire du peuple juif, ces tensions et discordances induisirent un considérable effort de pensée.

Pour ne céder ni au clivage ni au déni de soi, il fallut hiérarchiser ces « niveaux de l’être », autrement diffractifs et inapaisables, faire du Braudel à la petite semaine : différencier les trajectoires historiques, distinguer les échelles de la durée, emboîter les concepts-clefs dans une conception complexe – mais non complexée – de l’identité. Les durées propres de l’histoire de France et de l’histoire du peuple juif n’étaient pas commensurables. Les Juifs étaient présents dans la région rhodanienne avant que le mot France ne fût prononcé. La France a deux mille ans ? Le peuple juif en a le double. C’est en 1791 que les Juifs de France obtinrent non sans mal la citoyenneté française, et en 1870 – avant les Savoyards et les Niçois, c’est vrai – que les Juifs d’Algérie furent déclarés français en bloc. Pourtant c’est au moins quinze siècles plus tôt, lors de la sortie d’Égypte, qu’ils acquirent la condition et le statut de sujets libres et responsables ; qu’ils érigèrent le Décalogue en leur loi suprême, avec ses trois principes génériques : « Tu aimeras ton prochain comme toi même », « Tu choisiras la vie », et par conséquent « Tu n’auras pas des dieux autres devant ma Face ».

 

Aux moments les plus enténébrés de l’histoire de France, lorsque les autobus affectés aux rafles sillonnaient les rues de Paris, que les gradins du Vél’ d’Hiv s’emplissaient d’une foule aux yeux écarquillés devant leur sort insensé ; lorsqu’en 1962, les bateaux bondés quittaient les ports d’Alger et d’Oran aux embarcadères noirs de réfugiés dont beaucoup n’avaient même pas trouvé de valises pour emporter quelques hardes ; lorsqu’en 1967, devant les postes de télévision, on entendit le Général déblatérer sur le « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » comme un journaleux d’extrême droite n’eût osé le faire ; lorsqu’au début des années 2000, les agressions et incendies se multiplièrent sous le prétexte de la seconde Intifada, tous ces paramètres se remirent dans l’ordre. Les durées historiques recouvrèrent leur axe et les cercles d’appartenance chacun leur orbe. L’intégration qui concerne la citoyenneté se différencia comme jamais de l’assimilation qui requiert l’effacement de l’identité singulière. Il fallut du temps et parfois bien des algarades pour que les pouvoirs publics le comprennent jusqu’au sommet de l’État et qu’ils l’expriment publiquement sur les lieux de l’ancien Vél’ d’Hiv ou dans les salons de l’Élysée lors de la remise d’une décoration.

 

Les Juifs de France ont toujours considéré que la citoyenneté française était un don du Ciel à l’occasion duquel il ne fallait pas que le Ciel fût oublié. Quoiqu’on en dise, et en dépit des concessions aux contraintes sociales et à l’air du temps depuis 1791 et 1962, peu d’entre eux, devenus citoyens français, se désistèrent de leur identité juive. Si Marcel Proust, sans doute avec le duc de Saint-Simon, le plus grand prosateur de la littérature française, fut baptisé à l’église, sa mère, née Jeanne Weil, fut raccompagnée à sa dernière demeure avec la récitation du kaddish. Les fidélités sont insécables. Les Juifs de France sont indivisiblement fidèles à la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et au Décalogue qui, à bien des égards, en est l’immémoriale référence.

 

Quoi que l’on pense d’eux, ce qui les affecte, ce qui les trouble et les conduit parfois à se remettre en route est signe qu’autre chose se passe qui les dépasse et qu’il ne faut jamais prendre à la légère. Est-ce pour rien que la Torah commence non par leur histoire singulière, mais par celle du genre humain dont ils ont conservé la mémoire indélébile de ses espérances et de ses impasses ? Lorsque les plus observants d’entre eux ne portent rien à leur bouche et n’entreprennent aucune action qui ne soit précédée d’une bénédiction, d’une bérakha, il faut savoir qu’ils récapitulent ainsi la bénédiction générique dont le Créateur fit le viatique de l’Humain associé au parachèvement de la Création (Gn. 1, 28). Qui oserait s’en départir, par haine, par indifférence ou par analphabétisme historique, n’aurait qu’à se réciter le meilleur d’Esther.