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Dans « Ce qu’il reste de nous », Murielle Allouche et Jean-Yves Masson rassemblent des lettres écrites par les derniers témoins - déportés juifs, résistants, tsiganes, enfants cachés –, mais aussi par leurs proches qu’ils soient leurs conjoints, leurs enfants ou petits-enfants. Certains n’en sont pas à leur premier témoignage, d’autres s’expriment pour la première fois.
A travers ces pages, ponctuées de dessins au fusain de Jean-Yves Masson rappelant le quotidien des camps aux côtés des portraits vivants des témoins, on découvre ces trente-deux lettres poignantes qui montrent à quel point le traumatisme de la Shoah a une portée incommensurable et quels ont été les impacts sur le reste de la famille des survivants. Les uns ont échappé à une mort certaine et ont dû reconstruire leur vie en partant de rien et les autres ont grandi et se sont construits une identité avec ce lourd héritage. Peut-on vivre normalement lorsqu’on est rescapé des camps ?
Dès les premières pages, l’angoisse submerge. Avec la « Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants », écrite par Charlotte Delbo, ancienne résistante déportée à Auschwitz et dont Ida Grynspan rend hommage dans sa lettre adressée à sa petite-fille, le sentiment de culpabilité domine. La culpabilité d’avoir survécu est omniprésente et le sentiment de devoir à tout prix réussir sa vie en découle.
Les déportés font part de leur souffrance. « Avoir survécu dans les camps génère des angoisses, des névroses, des cauchemars dans la vie quotidienne ». A l’opposé, de l’amour et de la générosité émanent de ces hommes et femmes. Schlomo Selinger, déporté à Auschwitz, est devenu sculpteur. Ces œuvres sont basées sur l’amour et le judaïsme. Et malgré tout ce qu’il a vécu, il se dit optimiste et croit en l’Homme.
Tandis que les survivants racontent, la parole des enfants et des petits-enfants de déportés se libère. Comment grandir avec des parents survivants de la Shoah ? Que apprendre de leurs silences et leurs colères ? Comment réussir à se construire ? Pour beaucoup d’entre eux, il a été très difficile de vivre avec un proche qui a survécu à la Shoah. Leur vie a été marquée par ce lourd passé à tel point qu’il existe parfois un lien avec leur choix professionnel. Les blessures sont profondes et des sentiments refoulés refont surface. Comme l’écrit Johanna Sébrien, petite-fille de Jo Wajsblat – déporté à Auschwitz, il est sorti par miracle de la chambre à gaz alors que la porte venait d’être fermée : « Les déportés bénéficient de cette sorte d’immunité procurée par le statut de victime, qui fait qui fait que l’on se sent obligé de les excuser de tout ».
La transmission reste le point commun de tous les témoins. Transmettre l’histoire, faire connaître ce qui s’est passé afin que personne ne puisse oublier. Pour Marie Jo Chombart de Lauwe, résistante déportée à Ravensbrück, « c’est une leçon d’histoire. Et si nous l’omettons, les nouvelles générations manqueront de repères pour construire le XXIe siècle ». Certains des témoins dédicacent leurs lettres « à ceux qui viendront après ». « Derniers maillons de la chaîne, il faut que la mémoire perdure », note Jo Wajsblat qui multiplie les interventions lors de voyages scolaires à Auschwitz. Rami Selinger, fils de Schlomo Selinger, dit être « programmé pour tenir le flambeau de la mémoire ».
Au-delà de la transmission de la mémoire, l’histoire de la Shoah leur a fait prendre conscience du « devoir de vie » et du « prix de la vie ». Comme le souligne, Johanna Sébrien : « Il ne suffit pas de vivre. Il s’agit de prendre conscience de la valeur de l’existence, avec ses angoisses, ses peines et ses victoires. »
Stéphanie Lebaz
Murielle Allouche et Jean-Yves Masson, Ce qu’il reste de nous, Ed Michel Lafon, 2005, 349 p., 22 €.